Jean-Claude Leny a présidé Framatome jusqu’en 1996. Pendant 10 ans*, il a œuvré pour mettre sur pied une association efficace avec Siemens. Mieux que personne, il est à même de juger les conséquences de la rupture entre Areva et Siemens et de la nouvelle alliance conclue par Siemens avec l’entreprise publique russe Rosatom. En tant que membre du Club des Vigilants, il a bien voulu répondre aux questions de Marc Ullmann, journaliste, fondateur du Club.
Marc Ullmann : La décision prise par Siemens équivaut à un renversement des alliances. Quel sentiment cela vous inspire-t-il ?
Jean-Claude Leny : Une immense tristesse.
M. U. : Pourquoi ?
J-C L. : Le couple Areva/Siemens était un géant. Sa place de n°1 mondial et de fleuron de l’industrie européenne était assurée pour de longues années. L’avenir, maintenant, paraît plus incertain bien qu’Areva reste, évidemment, une superbe entreprise.
M. U. : Comment expliquez-vous la rupture ?
J-C L. : Par des raisons à la fois psychologiques et industrielles.
M. U. : La psychologie a-t-elle vraiment joué un rôle ?
J-C L. : A mon avis, oui. J’irai jusqu’à parler de choc des arrogances. Les Français, vous le savez, sont souvent arrogants. Les Allemands aussi mais d’une autre façon. Les Français, vous le savez, sont souvent arrogants. Les Allemands aussi mais d’une autre façon. Il n’est pas facile de souder une équipe. En 10 ans de Framatome, je me suis donné beaucoup de mal. Cela a plutôt bien marché. J’ai maintenant l’impression que cet aspect coopératif de l’œuvre de ma vie a été mis à mal.
M. U. : Vous connaissez bien les gens de Siemens. Comment fonctionnent-ils ?
J-C L. : Contrairement à l’idée qu’on peut en avoir en France, le fonctionnement de Siemens est démocratique. Certes le Directoire propose mais le Conseil de surveillance délibère fréquemment et beaucoup et décide. Ensuite, le Directoire met en œuvre.
Dans une telle organisation, il était très difficile au Conseil de surveillance d’accepter de voir réduit le rôle contractuel qu’il avait entériné. Pour faire court, « de ne plus avoir voix au chapitre » (voir en encadré ci-dessous, l’historique des relations entre Siemens et ses partenaires français). En plus, une sorte de procès d’intention a été fait par les Français à propos du désengagement allemand du nucléaire. Mais Siemens n’y est pour rien. Il a toujours regretté que la politique en Allemagne empêche la construction de centrales et a continué à s’intéresser de très prés au nucléaire.
M. U. : Est-ce la faute d’Anne Lauvergeon, la présidente d’Areva si les malentendus se sont multipliés ?
J-C L. : Madame Lauvergeon tient parfois des propos assez rudes mais je crois que, sur le fond, elle ne voulait pas réduire le rôle de Siemens mais lui donner, au contraire, plus de visibilité.
M. U. : Comment ?
J-C L. : En transformant la participation de Siemens dans Areva NP en une participation dans Areva, la maison mère.
M. U. : Des tractations ont-elles eu lieu ?
J-C L : Ayant quitté la vie professionnelle, je n’ai participé à rien du tout. J’ai seulement entendu dire qu’il avait été question d’une participation de Siemens dans Areva à hauteur de 20 %. Le blocage, je crois, s’est situé en France au niveau politique.
M. U. : Vous voulez dire au niveau de Sarkozy ?
J-C L. : C’est ce qu’on dit.
M. U. : D’où, pour Siemens, la tentation russe ?
J-C L. : Les performances techniques de Rosatom sont moindres que celle d’Areva mais Rosatom, comme Areva, contrôle toute la filière : mines, enrichissement, etc. Pour Siemens c’est d’autant plus intéressant que sa participation ne sera pas de 20 % mais de 49 % et même un peu plus : exactement 50 % moins une action.
M. U. : Pourquoi Rosatom a-t-elle accepté d’aller aussi loin ?
J-C L. : Parce que la technologie et l’expérience de Siemens restent excellentes et que sa position mondiale confère à cette entreprise allemande une grande force de vente à l’international. Les Russes, qui garderont l’exclusivité de leur marché national, ont tout à y gagner.
M. U. : Sergueï Kirienko, directeur général de Rosatom, affiche l’ambition de conquérir, à terme, jusqu’à un tiers du marché mondial. Cela vous semble-t-il réaliste ?
J-C L. : Cela revient à dire qu’il veut devenir leader mondial et que la concurrence avec Areva sera âpre.
M. U. : Les centrales fabriquées en Russie n’ont pourtant pas bonne réputation.
J-C L. : Elles ont fait des progrès depuis Tchernobyl. Ce sont maintenant des centrales à eau légère. Certes, elles ont moins évolué que l’EPR mais elles coûtent moins cher et peuvent tenter certains clients. De toute façon, le marché est immense et Areva va devoir, comme le dit fort justement Mme Lauvergeon, accroître ses investissements pour répondre à une demande croissante.
M. U. : Avec quel argent ?
J-C L. : C’est tout le problème. Mme Lauvergeon plaidait, à juste titre à mon avis, pour une entrée en Bourse. Les conditions actuelles n’y sont probablement pas favorables. Mais il faut éviter à tout prix de casser l’entreprise qui réunit toute la chaîne de l’industrie nucléaire au prétexte d’un mécano dénué de signification industrielle et qui n’apporterait même pas de réponse à la question financière.
* Encadré :
A partir de 1986, au lendemain de Tchernobyl qui avait traumatisé les populations et les gouvernements, je n’ai pas cessé d’œuvrer, avec mon collègue et ami Dominique Dégot, Directeur international de Framatome, et nombre de très bons ingénieurs de la Société, à la mise sur pied d’une association opérationnelle étroite avec Siemens.
Elle avait pour but de préparer un nouveau réacteur commun à l’Allemagne et à la France (avec vue sur les autres pays européens) qui serait en progrès par rapport aux réalisations précédentes de Siemens et Framatome. Tout particulièrement, ce nouveau réacteur devait être co
nforme aux exigences des autorités de sûreté nucléaires françaises et allemandes et constituer ainsi le noyau d’un standard européen. Il est également nécessaire de préciser que tout ceci se faisait avec l’approbation des gouvernements allemand et français de l’époque.
Ce « Projet commun », comme nous l’avions d’abord appelé a été développé dans le cadre d’une filiale commune, à 50/50, NPI, dirigée par Dominique Vignon qui m’a succédé en 1996 à la Présidence de Framatome.
Ce « Projet commun » a évolué avec succès, attirant l’intérêt des électriciens, Allemands et EDF et il est devenu l’EPR que tout le monde connaît maintenant et qui se construit en Finlande à Olkiluoto, en France à Flamanville et bientôt à Penly. Sans oublier la Chine et probablement d’autres pays.
Finalement, NPI a été réintégré dans ses maisons mères et, en 2001, un accord a été signé entre Framatome et Siemens par lequel Siemens prenait 34% du capital de Framatome, ceci accompagné d’un protocole d’actionnaires précisant les modes de fonctionnement.
Dans le même temps, Alcatel, actionnaire à plus de 40% de Framatome, vendait ses actions à l’Etat qui décidait de regrouper Cogema et Framatome dans une holding appelée ultérieurement AREVA.
Ce mouvement qui était logique du point de vue de l’Etat avait cependant pour conséquence de modifier profondément la position de Siemens. Cette Société devenait minoritaire dans une filiale d’AREVA, Areva NP qui n’était plus du tout la Société de plein exercice avec laquelle Siemens avait contracté.
Cette situation nouvelle pour Siemens aurait dû être prise en considération et traitée en temps utile.
J-C L.
Commentaires
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Pour tous ceux (dont je suis) qui ont vécu la naissance et le développement du "projet commun" Framatome Siemens,la nouvelle de la rupture entre AREVA avec Siemens a été une surprise et probablement une déception.
Il faut porter témoignage des efforts de Jean Claude Leny pour que ce projet se soit formé et ait fonctionné.
Il est sans doute trop tôt pour mesurer les conséquences de la "sortie" logique de Siemens, dès lors qu'il n'"a plus voie au chapître"; je suis pour ma part convaincu que c'est au plus haut niveau de l'Etat français que cette stratégie a été conçue et arrêtée.
Il faut observer en effet que l'ambition de l'Etat français dans le nucléaire civil est grande; elle se combine avec une aussi grande ambition en politique étrangère.
Dans ce domaine, effectivement, on peut supposer que la concertation et la convergences de vues avec Siemens dans une politique d'exportation, notamment vers les pays dits "émergents", aurait été délicate.On peut comprendre dans cette affaire que l'Etat français a en fait souhaité exercer seul le pouvoir de décider sa politique d'exportation. Une fois de plus, les français montrent qu'il préfèrent le "cavalier seul" avec comme conséquence la restriction des marchés accessibles, plutôt que le "partage du pouvoir" dans une coopération internationale, laquelle donne toujours accès à un marché bien plus important. Le Rafale, le char Leclerc, maintenant l'EPR...
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Cela me rappelle la formule bien connue :
Ce que j’ai fait était bien fait, mais mes prédécesseurs étaient des incapables et mes successeurs sont incompétents...
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Siemens est un groupe qui a toujours voulu posséder le contrôle des activités qu'il menait. Il est évident qu'une participation de 20% au capital d'AREVA ne pouvait pas satisfaire ses dirigeants.
En outre, l'accord avec ROSATOM semble réellement gagnant/gagnant: Par cette alliance, Rosatom a la possibilité d'acquérir le savoir-faire détenu par Siemens au travers de son expérience passée et de sa coopération avec AREAVA NP sur les règles à respecter pour construire des réacteurs nucléaires obéissant aux standards de sûreté exigés en Europe de l'Ouest et aux USA, notamment en matière de codes de sûreté et de conception. Siemens apporte également la possibilité de constituer l'ilot conventionnel avec son savoir faire en turbines, ainsi que l'accès à un contrôle commande informatisé satisfaisant aux exigences très sévères du contrôle des réacteurs nucléaires.
Cependant, cet accord est-il possible compte tenu des engagements pris par Siemens lors de son retrait d'AREVA NP, engagements visant à protéger la propriété intellectuelle développée en commun et maintenant propriétaire d'AREVA ?: rien n'est moins certain, et ceci rend cet accord difficile à imaginer, sauf à évoquer des questions tactiques visant à contraindre AREVA et le gouvernement français à proposer une position nettement plus importante à Siemens dans le capital d'AREVA.
AREVA ayant besoin de lever des capitaux, les dirigeant de Siemens imaginent peut-être que le pouvoir politique sera sensible à cette offensive et renoncera aux autres schémas envisagée (introduction en bourse, rapprochement avec Alstom ou Bouygues). Le feuilleton n'en est à mon avis qu'au premier épisode, et cette annonce n'est certainement pas la fin de l'histoire.
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Un des plus grands dangers de la situation n'est-elle pas un départ des ingénieurs allemands de Areva NP salariés sur les sites de Erlangen et Offenbach, sachant qu'ils sont pratiquement installés dans les locaux de Siemens? Merci à ceux qui connaissent de répondre !
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Areva s'est fait bien avoir par Siemens, qui a copié nos technologies, engrangé nos bénéfices. Technique allemande habituelle : s'incruster, copier la techno, profiter et partir fonder sa propre boite. Ils ont fait la même chose avec Airbus, car les Allemands n'avaient pas une bonne techno avionique, il suffisait de s'allier avec la France et tout pomper. Trop facile ! Maintenant Areva a un concurrent de taille et a perdu des années d'efforts et de recherche, sans compter les milliards pour revendre les parts de Siemens etc. Une grosse claque pour la France. S'allier avec des concurrents allemands est une erreur fatale.
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