La vraie menace iranienne

Les chasseurs d’actualité courent après l’évènement. Les passionnés de politique se penchent sur les luttes fractionnelles. Les uns comme les autres omettent de regarder le rétroviseur de l’Histoire, le périscope des courants sociétaux, le télescope des rêves. Ceux qui ne voient dans Ahmadinejad qu’un illuminé et misent sur la dislocation imminente du régime, se trompent de registre. L’arbre planté par Khomeini il y a un quart de siècle porte encore quelques fruits. Il s’agit d’Histoire avec un « H » et non de petites histoires.

J’ai aperçu Khomeiny en 1978, lorsqu’il était réfugié à Neauphle-le-Château. Il résidait dans un petit pavillon de banlieue à l’allure minable, il était assis sur un petit tapis au coin d’une pièce minable mais une grande force émanait de sa personne. La profondeur de son regard, la droiture de son maintien, l’économie de son propos étaient impressionnantes. Cet homme, héritier d’un long passé, semblait capable de mener un combat dans le présent tout en nourrissant une vision d’avenir.

Pour s’en convaincre, mieux vaut tourner les yeux vers le « Centre de la Grande Encyclopédie Islamique » que vers les ministères. Dans un immense bâtiment situé aux environs de Téhéran, 50.000 !!!! érudits poursuivent la rédaction d’un ouvrage de référence écrit d’abord en persan, puis en arabe, puis en anglais. Dans l’esprit des théocrates révolutionnaires qui détiennent le pouvoir d’Etat, ces bataillons de scribes constituent l’avant-garde d’une guerre d’un nouveau type. Leur mission, édictée par Khomeiny lui-même peu après son triomphe, est de nature panislamique. Articles et définitions ne doivent en aucun cas s’inspirer d’un chiisme sectaire ; rien ne doit choquer les fidèles sunnites ; tout doit contribuer à la reconstruction d’une « Communauté des Croyants ».

Les diatribes anti-israéliennes d’Ahmadinejad découlent de cette stratégie. Elles n’ont pas été proférées par hasard ni même par simple tactique. En tentant une sorte d’OPA sur la cause palestinienne, chère au cœur des Arabes sunnites, elles visent à dresser des peuples contre des dirigeants qui, bien que musulmans, sont susceptibles de reconnaître la légitimité de l’Etat hébreu.

Déjà, certains résultats ont été atteints. Le guide spirituel de la Confrérie des Frères Musulmans égyptiens ainsi que le chef du Mouvement islamiste palestinien Hamas ont applaudi. Les efforts saoudiens pour isoler l’Iran s’avèrent illusoires. Le Golfe, tardivement nommé arabique, commence à redevenir persique.

La deuxième manche est en train de se jouer en Irak où l’ayatollah Sistani, principal guide des chiites irakiens, tend la main à la minorité sunnite et se dit prêt à bénir un gouvernement de coalition. Dans l’immédiat, c’est commode pour les Américains mais le but, fixé en accord avec Téhéran, n’est pas de leur faciliter la tâche. Il s’agit, au contraire, d’inciter les « résistants » sunnites à réorienter leur « haine » et leur « fureur ». Ceux-ci, pour le moment, n’hésitent pas à massacrer des compatriotes or, il faudrait qu’à l’avenir, ils s’en prennent seulement aux troupes étrangères. La Syrie fait fonction de joker dans ce double jeu : l’Iran lui fournit de l’argent et des armes, elle se chargera d’approvisionner la « résistance ».

L’alliance entre le Hezbollah (chiite libanais) et le Hamas (sunnite palestinien) est la troisième pièce du dispositif. Quand Téhéran jugera l’heure venue, une nouvelle Intifada pourrai être déclenchée contre Israël au nom de la « Communauté des Croyants ». Khamenei, le successeur de Khomeiny a entériné le diagnostic d’Ahmadinejad : Israël est bien, à ses yeux, une « tumeur » dans le corps islamique, tumeur qui, tôt ou tard, devra disparaître.

La conduite graduée de ces différents combats devrait, selon ses concepteurs, pouvoir être étalée sur la durée. Ce n’est pas en huit jours que des peuples arabes viendront à bout de leurs gouvernements, que les Américains se résigneront à voir l’Irak se transformer en « république islamique » et qu’Israël, en tant qu’Etat, sera rayé de la carte. Mais les révolutionnaires théocrates n’en doutent pas : à terme, ils deviendront seuls maîtres du pétrole et des âmes.

Cette vision a sa logique et cette logique induit une pensée nucléaire à deux niveaux. Quand Khamenei proclame : « Notre seule arme atomique est notre bien aimée jeunesse et notre nation de croyants », il faut le prendre au sérieux. Ce « saint homme » veut étrangler lentement ses ennemis et non leur asséner un coup qui provoquerait des représailles massives. Il n’ignore pas cependant que, si ses plans se déroulaient conformément à ses espoirs, un jour viendrait où ses ennemis seraient tentés d’agir. D’où la nécessité de disposer à temps d’une dissuasion crédible, c'est-à-dire de missiles à têtes nucléaires. A cette fin, des trésors d’hypocrisie sont déployés tant pour la fabrication de matière fissile que pour la mise au point de fusées balistiques à longue portée.

Tout cela est cohérent et relève d’une stratégie qui ne peut être combattue à l’aveuglette. D’abord qui est vraiment l’adversaire ? L’adversaire n’est ni l’Iran, ni l’Islam mais le panislamisme révolutionnaire. L’Iran, à terme, peut être une grande puissance stabilisatrice au Moyen Orient et en Asie Centrale. L’Islam peut servir de ressort moral à des populations en quête de dignité. Le panislamisme révolutionnaire, adossé à l’Etat iranien, peut, en revanche, être un danger mortel. Il s’agit donc de dissocier l’Iran de cette idéologie. Cela n’est pas impossible : ni le stalinisme, ni le maoïsme n’ont été éternels ; le khomeynisme ne le sera pas non plus. Il y a une période difficile à gérer pendant laquelle il faut se garder de sous estimer la force de l’adversaire tout en s’efforçant d’accentuer ses faiblesses.

Ne pas sous estimer l’adversaire implique d’abord de ne pas trop écouter les émigrés qui prédisent tous les matins l’effondrement d’un système prétendument à bout de souffle. Ce régime a résisté à l’invasion irakienne et survécu à une guerre qui, toutes proportions gardées, a été aussi meurtrière pour l’Iran que la guerre de 1914 l’a été pour la France. Après quoi, ce même système a su créer des équilibres subtils - et mouvants - entre ses différentes factions. Le régime n’est pas démocratique mais a su se doter de soupapes et même de recours. En gros, il y a une sorte de parti unique dont les différentes tendances peuvent entrer en compétition électorale. Les scrutins ont lieu à l’échelon local, législatif et présidentiel. Sous la houlette du théocrate en chef, un « Conseil du Discernement » s’efforce d’aplanir les conflits. De plus, les nominations aux postes les plus élevés sont soumises à des règles assez strictes avec, à chaque fois, des niveaux de décision clairement définis.

Dans ce contexte, l’élection d’Ahmadinejad aurait dû nous faire réfléchir. Rafsandjani, son principal rival, d’abord héritier d’une fortune construite sur la production et le commerce de la pistache puis grand manipulateur de la manne pétrolière, incarnait la ruse et l’habileté. Ahmadinejad, par contraste, se présentait un balai à la main et affichait son dévouement pour les mal lotis. Il ne plaisait ni aux habitants de la riche banlieue nord de Téhéran ni aux étudiants branchés sur Internet et friands de culture occidentale.

Mais il a plu aux pauvres des grandes villes et surtout aux habitants des campagnes reculées dont les conditions de vie n’ont guère évolué depuis l’époque du Shah. Je me souviens être allé en 1973 dans un village situé à une centaine de kilomètres de Téhéran où les maisons étaient en torchis et les femmes vêtues de noir. Venait d’y être édifiée une école de style moderne où les institutrices, sans doute émules de la Princesse Ashraf Pahlavi, étaient habillées à la dernière mode. Ce contraste m’a frappé, il m’a même convaincu de la fragilité du régime impérial.

Le régime khomeyniste, version Ahmadinejad, n’est pas forcément plus solide. Le Président a été élu non pour partir en guerre contre Israël mais parce qu’il promettait du mieux être. Or rien n’indique que le chômage baisse et que le niveau de vie augmente. De plus, le « retour aux sources » ne plait pas à tout le monde : la fréquentation des mosquées était une façon de s’opposer au Shah, elle est aujourd’hui un signe de conformisme qui répugne à beaucoup. Déjà, des blagues circulent sur Ahmadinejad (exemple cité par Navid Kermani : « pourquoi se coiffe-t-il avec la raie au milieu ? Pour séparer les puces mâles des puces femelles ! »). Cela ne fait peut-être rire qu’une minorité d’Iraniens mais exprime un désamour qui, logiquement, devrait aller croissant.

L’Iran n’est pas une île. Internet, la téléphonie mobile, la télévision numérique s’y développent rapidement et le gouvernement n’y peut pas grand-chose bien que le pays reste relativement protégé par sa barrière linguistique. Si l’Occident devait choisir une arme et une seule pour déstabiliser le régime, le mieux serait de créer des stations qui émettent en persan. Plus il y en aurait et plus les programmes seraient variés, plus efficace ce serait. Dans un univers qu’un régime totalitaire cherche à uniformiser, la diversité est, par nature, attrayante.

Les adversaires du panislamisme révolutionnaire ont sans doute intérêt à jouer en équipe dans certains cas et à tirer parti de leurs différences dans certains autres. Dans le domaine nucléaire, il semble évident que les Américains, les Européens et même les Russes devraient agir de concert et tenter de persuader les Chinois de ne pas contrecarrer leurs manœuvres. Les Iraniens essayent de gagner du temps, leurs adversaires doivent leur en faire perdre le plus possible. Lorsque la Perse se sera muée en grande puissance pacifique, elle pourra légitimement réclamer un droit à la parité atomique. On n’en est pas là !

Pour le moment, il s’agit de contrer un fanatisme qui risque de se révéler infiniment plus dangereux que celui, somme toute artisanal, d’Al Quaïda. L’Europe est en première ligne. Le problème de l’Islam est, pour elle, beaucoup plus concret, beaucoup plus charnel qu’il ne l’est pour l’Amérique. Si nous voulons que notre continent soit un creuset de civilisation plutôt qu’un champ de bataille, nous devrons apprivoiser l’Islam. Il serait criminel de baisser les bras puisque, malgré le fanatisme de quelques uns, la majorité des Musulmans vivant sur le sol européen rêve d’un bonheur sur Terre plutôt que d’un paradis au Ciel. D’où l’urgence de mobiliser leur bonne volonté en leur donnant espoir, en brisant les ghettos des murs et des esprits, en jouant la carte de la fraternité.

C’est partiellement en Europe que peut, dans les dix ou les vingt prochaines années, se forger une refondation de l’Islam susceptible de réconcilier les Croyants et la modernité. En Europe mais aussi en Iran où une société actuellement en travail (comme on dit d’une femme qui accouche), devrait finir par inventer un système inédit. A partir de cet Islam nouveau, mais seulement à partir de là, les pays musulmans pourront se libérer du passé tout en restant eux-mêmes.

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Commentaires

@Marc Ullmann : Votre point de vue coïncide avec ce que les Américains appellent la doctrine du « containment ». Il s’agit, non de refouler l’adversaire mais de le « contenir » jusqu’à ce qu’il s’effondre de lui-même. C’est séduisant mais Israël ne peut pas se permettre de jouer son avenir sur une simple hypothèse. Peut-être, le Khomeynisme se dissoudra dans la société perse, peut-être cette nouvelle Perse deviendra pacifique mais rien ne le prouve. Israël sera donc forcément tenté par une guerre préventive. L’administration Bush pourrait elle-même être tentée. L’Iran mène double jeu en Irak et plus le temps passera, plus l’Amérique sera coincée.

@David : Déclencher une guerre préventive serait de la folie pure. Les Chiites irakiens feraient cause commune avec les Sunnites et les attaques contre les troupes américaines s’accentueraient. Le Liban serait à feu et à sang. Une nouvelle Intifada serait déclenchée en Israël. Et les Emirats tomberaient sous le feu iranien ce qui, entre autres choses, mettrait le pétrole à 300 dollars !

@David : Les Israéliens ne reculeront pas devant une guerre préventive dès lors qu’ils se sentiraient directement menacés mais ce n’est pas encore le cas. Le point de non retour de la bombe iranienne ne sera franchi que lorsqu’il y aura suffisamment de matières fissibles pour faire tourner plusieurs milliers de centrifugeuses disséminées dans tous le pays. Les plus pessimistes parlent de six mois à un an. La plupart des spécialistes penchent plutôt pour deux ou trois ans.

@David et Pascal : Le danger n’est pas tant de voir l’Etat iranien menacer Paris ou Tel Aviv car les représailles au niveau nucléaire seraient massives et évidentes. En revanche, le danger viendrait beaucoup plus d’un « don » d’uranium enrichi à un groupe terroriste chiite (comme le Hezbollah). Celui-ci, en effet, pourrait construire alors une bombe, certes lourde et volumineuse, mais sans aucune difficulté technique majeure sur le modèle trop bien connu de la bombe d’Hiroshima. Il pourrait alors installer cette bombe, par exemple dans les cales d’un navire de pêche et faire chanter les responsables occidentaux.

@ Marc Ullmann : Il faudra plus de deux ou trois ans pour que le régime s’effondre. L’opposition intérieure est beaucoup plus faible que les Américains le croient. Les quelques stations TV et radios qui émettent de Californie en persan sont caractéristiques d’une mentalité d’émigrés. Ce n’est pas avec ce genre de médias que l’on fera évoluer la société iranienne.

@Robert : C’est vrai mais essayez d’imaginer l’Irak si un attentat contre Saddam Hussein avait réussi. Peut-être le monde aurait fait l’économie d’une guerre. Les régimes totalitaires sont fragiles car tout est hiérarchique et vient d’en haut. Le cercle du pouvoir est restreint ; couper une tête ne suffit sans doute pas mais coupez dix têtes et il ne reste plus grand-chose !

@David : Ce raisonnement doit être partagé par quelques services secrets. Ce n’est sûrement pas par hasard si plusieurs chefs de l’armée et l’Etat Major presque complet des Gardiens de la Révolution ont succombé dans des accidents d’avions. Tout indique que l’on est déjà entré dans une période de guerre souterraine ». Ahmadinejad et quelques ayatollahs peuvent bientôt être pris pour cibles.

@tous : Tout cela, en résumé, est affaire de calendrier. Il faut que, d’une façon ou d’une autre, le régime évolue avant que le point de non retour nucléaire soit atteint. Sinon, le pire peut arriver.

@ tous et en complément de l’article, voici quelques informations :

-Le roi d’Arabie, Abdallah se propose de rassembler à La Mecque une grande réunion de leaders chiites et sunnites. Sans doute est-ce une réaction à la tentative d’offensive lancée par Ahmadinejad pour conquérir le cœur des sunnites.

-Avec ou sans l’accord de l’Ayatollah Sistani, le jeune leader chiite irakien Moqtada Sadr s’est rendu à Téhéran pour assurer les autorités que si l’Iran était attaqué, il ferait tout pour que les chiites irakiens rejoignent la « résistance » et rendent la vie impossible aux Américains.

-Plusieurs connaisseurs de la vie politique iranienne dont Bernard Hourcade, directeur de Recherches au CNRS (dans une intervention au Colloque « Risque Pays » de Coface) et Claire Tréan, journaliste et écrivain (dans un article paru dans « La revue de l’Intelligent ») mettent l’accent sur les équilibres subtils qui permettent à la République iranienne, non seulement de subsister mais d’évoluer. Les Mollahs iraniens sont les plus instruits et, finalement, les plus modernes du monde islamique. Les Pasdarans qui, lorsqu’ils étaient très jeunes, ont défendu leur pays dans la guerre contre l’Irak, ne forment pas un corps homogène et participent à l’évolution de la société. Si l’Occident ne commet pas la bêtise de braquer tous les Iraniens, la présidence d’Ahmadinejad pourrait n’être qu’une simple parenthèse. L’Europe, sur ce plan, a un rôle majeur à jouer.

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