Un leurre dangereux : l’enseignement supérieur pour tous

Démocratie
Education
France
Populisme
Manif etudiants 13 mai 2008 par Damine Roué

Longtemps nous avons vécu dans la croyance qu’il nous fallait toujours plus de diplômés du supérieur. Moi le premier. Nous vivions dans la certitude que cet accomplissement garantirait plus d’emploi et de rémunération aux premiers intéressés, de meilleures performances à l’économie et un meilleur fonctionnement d’une société plus cultivée donc plus démocratique. Cette croyance était largement soutenue par les économistes, l’Europe, etc. Pourtant ce que nous soupçonnions sans oser regarder la réalité en face commence à devenir de notoriété publique : tout cela s’avère trop largement faux. Il y a plus de diplômés du supérieur que d’emplois pour des diplômés du supérieur et/ou une partie de cette offre ne correspond pas aux besoins des employeurs.

 

Le débat public majeur que mériterait un aussi grave constat est encore embryonnaire. Pourtant on aimerait bien entendre l’avis du patronat, des présidents d’université, des ministres de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, des différents partis politiques, syndicats... Quel beau sujet pour le nouveau commissaire au Plan ! À nous tous d’encourager ce questionnement qui a d’autant plus de mal à s’installer qu’il remet en cause tout un édifice.  Les matériaux commencent à exister.

 

Notre pays serait-il confronté à une « surproduction d’élites » ? s’interroge ainsi le Figaro du 14 avril sous la plume de Ronan Planchon. Tiens, tiens. « Des centaines de milliers de Français bardés de diplômes plus ou moins prestigieux peinent à atteindre le niveau de vie de leurs aînés ». Nous connaissons tous des cas autour de nous, voire dans nos familles. Mais voici qu’enfin on nous l’écrit noir sur blanc. Un rapport de l’ordre des médecins commence même à s’inquiéter du fait qu’on formerait trop de médecins après en avoir formé trop peu. Corporatisme ou vrai risque ?

 

Un petit livre très important est paru en fin d’année dernière sous la plume de deux vieux routiers des études sur l’éducation : François Dubet et Marie Duru-Bellat (L’emprise scolaire, publié aux presses de SciencesPo). Il est prudent dans son expression et ses conclusions, mais tout y est.

En croyant bien faire nous avons fabriqué une société du « déclassement », du « ressentiment », « d’humiliés », « de dévalorisés ». 

Tout cela n’aurait-il pas un rapport avec la montée des populismes en France et en Europe ? La croyance dans les vertus de l’enseignement supérieur pour tous est européenne, encouragée par Bruxelles (Stratégie dite « de Lisbonne » en 2000) mais, comme souvent, la France fait « mieux » que les autres. Les auteurs ne fouillent pas l’aspect européen des conséquences politiques mais citent, concernant la France, d’intéressantes données sur la présidentielle de 2022 de leur collègue de Bordeaux Vincent Tiberj, dont nous avions déjà signalé les travaux aux Vigilants. Elles concernent les 18-35 ans : les « perdants peu diplômés » du système scolaire qui « occupent des emplois peu qualifiés » votent « massivement » pour Le Pen ; les « diplômés mais qui occupent des emplois peu qualifiés…votent massivement pour Mélenchon ». En somme les humiliés du supérieur ne votent pas comme les humiliés du secondaire. Mais le système scolaire a bien créé deux catégories de révoltés. Sans compter les abstentionnistes dont la proportion devait en toute logique baisser dans une jeunesse plus éduquée. Les auteurs renvoient à Pierre Rosanvallon pour évoquer une jeunesse plus diplômée qui, en fait, vote moins que les générations plus âgées mais manifeste et pétitionne davantage. La révolte toujours.

 

Est-il si difficile d’imaginer ce qui peut se passer dans la tête de jeunes hommes et femmes et de leurs parents qui ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour atteindre un niveau, disons master, et se résignent à un emploi médiocre pour lequel ils se sentent surqualifiés ? Dans le pire des cas cette formation a coûté cher à leur famille. Un étudiant sur quatre est un étudiant du privé et la qualité de cet enseignement supérieur privé est disons très inégale pour ne pas être trop désagréable. Cet investissement a aussi souvent couté très cher aux étudiants de familles modestes eux-mêmes qui ont dû se priver et travailler à côté pour y arriver. Tout ça pour ça ? Pour sentir méprisé et pour constater que pour les gagnants du système tout va à peu près bien comme d’habitude.

 

Pour faire simple les filières prépa-grande école et les filières sélectives du genre médecine assurent toujours, pour le moment, un avenir à ceux qui passent les barrières d’entrées. Et ceux qui passent lesdites barrières sont toujours, massivement, les enfants de familles favorisées. Malgré les efforts méritoires de certaines écoles pour diversifier un peu leur recrutement et ne pas laisser complètement inexploité un réservoir de talents. La lutte des classes s’est déplacée, mais elle est féroce. Les places étant limitées pour les meilleurs formations comme pour les vrais emplois de cadres la lutte est plus dure que jamais pour y accéder. Le stress scolaire des familles est intense. Car la lutte et la sélection s’organisent depuis le plus jeune âge, comme le savent, mieux que les autres, les familles de cadres, d’enseignants, etc… Le système scolaire français continue à « organiser les naufrages pour repérer les meilleurs nageurs », formule d’un ministre de l’Education…du général de Gaulle.

Comment en sortir et peut-être au passage trouver quelques économies dans l’énorme budget de l’Éducation Nationale et de l’Enseignement supérieur ou au moins réallouer quelques ressources plus intelligemment ? Ce n’est pas la partie la plus riche du livre des deux spécialistes de l’éducation que l’on sent marchant sur des œufs.

 

Alors tentons au moins une proposition « révolutionnaire ». Mettons des sous dans un vrai service public de l’orientation à la disposition des familles et notamment des plus modestes.  Balayons la querelle entre l’Éducation Nationale (ONISEP) et les régions qui réclament cette compétence. Concevons-le aussi indépendant que possible, notamment des « fournisseurs », à commencer par l’Éducation nationale et l’Enseignement supérieur. Imposons à chaque formation un suivi de son « impact » c’est-à-dire du devenir de ses étudiants et obligeons-les à publier les résultats. Après, laissons faire le « marché ». Quand certaines « formations » seront vides d’étudiants on pourra peut-être s’interroger sur leur avenir. 

Ajouter un commentaire

Le contenu de ce champ sera maintenu privé et ne sera pas affiché publiquement.