Cher ami d’Outre-Atlantique,
Cette lettre s’adresse à toi mais pourrait aussi s’adresser à mes amis d’Outre-Manche, d’Outre-Rhin et à tous ceux qui, éloignés de la France non seulement par la géographie mais par leurs repères de culture ou de civilisation, s’intéressent à elle, et souvent l’aiment, mais ne la comprennent pas et s’interrogent sur son devenir, dans un monde en plein changement.
Tu viens d’observer avec surprise notre élection-phare, celle de notre Président de la République, qui mobilise chaque fois 80% des électeurs voire plus, alors que l’élection de « ton » Président américain n’en mobilise généralement que la moitié, et notre singularité en la matière puisque rares sont en Europe les pays qui élisent leur Chef de l’Etat au suffrage universel direct et lui confèrent des pouvoirs si étendus que l’on parle souvent de la France, par un oxymore révélateur, comme d’une « monarchie républicaine », sans équivalent dans les nations comparables. Tu observes avec non moins d’étonnement nos nombreux autres particularismes, que nous sommes fiers d’appeler les « exceptions françaises », et tu ne comprends pas bien pourquoi et comment notre Président nouvellement élu peut proclamer « la France n’est pas n’importe quel pays ! ». Les Américains certes le disent ou le pensent aussi de leur propre pays mais après tout, leur idée ici est simplement que les Etats-Unis sont, depuis la seconde moitié du 20è siècle, la première puissance économique et militaire du monde ; et l’on imagine mal un Chancelier allemand dire ainsi en termes lyriques que «l’Allemagne n’est pas n’importe quel pays »… Et que dire alors des autres pays ?
Nous aimons aussi parler de « notre France », « la France que nous aimons », « la France éternelle et universelle » – est-ce à dire que les autres pays sont par nature moins éternels et plus repliés sur eux-mêmes, te demandes-tu ?!
Parmi nos « exceptions françaises », bien d’autres nous plaisent. L’une est culturelle et touche le cinéma : là où bien d’autres pays européens ont perdu ou abandonné toute industrie cinématographique spécifique, nous aimons à noter qu’à travers les décennies, nos films français, de « La Grande Vadrouille » à « Bienvenue chez les Ch’tis » en passant par « Les Intouchables » pour ne citer que ceux-là, parviennent avec des budgets bien inférieurs à attirer plus de spectateurs (10, 15 voire 20 millions d’entrées) que les « péplums » et « blockbusters » américains de jadis et de maintenant, de « Ben Hur » à « Titanic » ou « Avatars ».
Mais nous savons aussi nos « exceptions » moins favorables : tu nous vois, mon cher, ainsi que le font tant d’autres étrangers, comme des donneurs de leçons à la terre entière, sous prétexte que nous sommes éclairés par la philosophie des « Lumières » et la Révolution de 1789 avec sa Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; comme « la Grande Nation », alors que nous n’employons jamais nous-mêmes cette expression pour parler de notre pays, et que nous ne sommes pas ignares au point d’ignorer ou d’oublier ce que nous devons à l’Athènes et à la Rome antiques. Nous savons que les autres nous connaissent, souvent négativement, pour rejeter largement les idées libérales, le capitalisme, la mondialisation, et nous ne nous rendons qu’à peine compte de la singularité d’un pays membre de l’OCDE et de l’Union Européenne qui, malgré 10 candidats à sa récente élection présidentielle, et parfois même plus dans le passé, n’en compte… pas un seul proposant ouvertement un modèle libéral qui ailleurs, rallie pourtant bien des gens et des majorités politiques ! Ici, tous se réfèrent d’abord au besoin d’Etat, à l’importance d’un Etat fort, à l’intervention requise de l’Etat dans maints domaines…Incongru, dois-tu penser ! En effet, selon un sondage, moins de 10% des Français trouvent que l’économie de marché capitaliste est un bon système, contre environ 50% des Allemands et souvent beaucoup plus dans d’autres pays comparables à la France (s’ils peuvent l’être !). De fait sous sommes, derrière la Suède seulement, le pays occidental qui a le niveau le plus élevé de dépenses publiques – 56% du PIB ! – et nous avons un million de fonctionnaires de plus que l’Allemagne pour une population guère moindre, même après cinq ans d’une Présidence qui avait promis la « rupture » avec notre tropisme étatique. Et malgré toutes nos dépenses publiques, y compris éducatives, 150 000 jeunes sortent chaque année du système scolaire français sans aucun diplôme, et nos meilleures universités ne se classent que dans les quarantièmes et cinquantièmes places selon le célèbre classement de Shanghai, des dizaines de places derrières les plus grandes anglo-saxonnes. Une autre triste exception française dont nous sommes bien conscients – nos craintes face à la « marche du monde » global et libéral en sont-elles la cause ? – sais-tu que nous sommes aussi le pays d’Europe qui consomme le plus de tranquillisants ?! Et nombre de nos observateurs et analystes de la société et de l’économie françaises parlent régulièrement du déclin et du déclassement de la France, et certains les disent irréversibles, au point que nous avons inventé pour les désigner le concept de « déclinologues » !
Alors, mon cher ami, dans un tel contexte – et tu vois que je suis lucide sur notre pays, sans parler aussi de notre méga-dette publique et de notre méga-déficit commercial (mais franchement sur ce plan, nous sommes en bonne compagnie, n’est-ce pas, Oncle Sam ?!) – tu imagines peut-être que nous sommes dépassés, largués, condamnés face au monde globalisé si rapidement évolutif qui nous entoure et dont nous nous sentons si différents, parfois avec fierté, souvent avec tristesse et anxiété, et tu te demandes donc: où va la France ?
Eh bien laisse-moi te dire : je pense que non seulement la France – si elle le veut – peut s’en sortir, mais qu’elle a même le choix entre deux options à cette fin, de sorte que l’une au moins devrait un jour rallier une majorité des suffrages et donc motiver de nouveaux gouvernants :
Soit nous décidons de renouer avec un Etat stratège, ambitieux, visionnaire et volontariste, voire planificateur, en matière économique et industrielle comme nous avions su le faire durant ces années pas si anciennes que nous appelons nos « Trente Glorieuses », avec une politique de grands projets comme celle qui nous a apporté, et a apporté au monde, de manière pionnière – dois-je te le rappeler, cher ami américain ? – les avions Airbus comme rival de Boeing, la conquête spatiale avec Arianespace comme rival de la NASA, le TGV comme aucun groupe américain n’en produit, EDF et AREVA parmi les leaders mondiaux en énergie électro-nucléaire face à Westinghouse, la téléphonie moderne avec France Télécom alors qu’un de nos fameux humoristes, ciblant notre retard initial en ce domaine, disait dans les années-60 que les Français pouvaient appeler plus facilement New York que « le 22 à Asnières » ! Etc, etc. Notre seul tort a été, à cet égard, de rompre avec cette tradition de grands projets d’Etat innovants dont aucune entreprise française, petite ou grande, n’est en mesure d’assumer au départ les risques et les financements, et alors même que cette tradition est si ancienne chez nous, comme le culte de l’idée de nation et d’un état centralisateur, et remonte à nos rois bâtisseurs – pense aux Châteaux de la Loire ou à Versailles que le monde entier nous envie ! - et à leurs grands ministres industriels ou marchands, comme Louis XIV et Colbert pour ne citer qu’eux…
Soit, alternativement, ralliant enfin les idées libérales – en revenant à l’un de nos grands penseurs comme Tocqueville qui était français mais faisait, comme tu le sais, cher ami américain, grand cas des Etats-Unis – nous libérons, nous libéralisons, nous décentralisons, nous déconcentrons, nous flexibilisons, nous assouplissons une bonne part de notre sphère publique et des ses règles, pour encourager et laisser s’épanouir l’initiative individuelle, les multiples talents de nos inventeurs, ingénieurs et organisateurs, et ce qui doit aller avec, comme le capital-risque et les « business angels » dont – éternel débat chez nous – nous manquons cruellement, ce qui maintient nos petites entreprises sous dépendance des banques et du crédit, avec pour la plupart de faibles chances de grandir et de s’internationaliser, contrairement à leurs homologues anglo-saxonnes, allemandes ou scandinaves. Et dès lors par cette démarche nous verrons que, j’en suis convaincu, de même que la France a « enfanté » au fil des siècles nombre de génies comme Ambroise Paré et Pasteur en médecine, Denis Papin pour la machine à vapeur, Henri Poincaré et Evariste Galois en mathématiques, Bertin comme précurseur du train rapide, Louis Renault pour l’automobile, Louis Bréguet et Marcel Dassault pour l’aéronautique, l’inventeur du Minitel comme précurseur des NTIC, celui de la carte à puces comme précurseur de l’électronique industrielle et tant d’autres, de même la France pourra alors donner naissance à de nouveaux Microsoft, Apple et autres Google du futur !
Voilà le choix qui s’offre à la France, mon cher ami américain, il existe, il est porteur : faut-il encore qu’elle le fasse, qu’elle l’assume, et pour cela, pour éviter ce qu’un livre récent d’un de nos hauts fonctionnaires appelle le risque de « trente douloureuses » années à venir, qu’elle retrouve ce qui lui a fait défaut, tellement défaut, au cours des trente dernières années beaucoup moins « glorieuses », souvent qualifiées de « trente piteuses », que notre pays a traversé depuis la fin des années-70 : la confiance en soi !
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