Pierre Caye : "Seul le temps nous appartient"

Notre mauvais usage du temps favorise sa captation par le capitalisme marchand qui le dissout dans la mobilisation totale des êtres et des biens.  Il est ainsi devenu l’instrument de notre aliénation et la cause principale de la dégradation de la vie terrestre. Telle est la thèse du livre de Pierre Caye*** consacré au temps.
Il nous faut reprendre du pouvoir sur lui en apprenant comment résider dans son écoulement, se tenir dans son flux. Suivons en cela la sagesse stoïcienne qui parait tant manquer à notre époque, résumée par la sentence provocatrice de Sénèque dans « De la brièveté de la vie » : "seul le temps nous appartient" (tempus tantum nostrum est).

Selon lui, on promet à l’Homme moderne d’infinies possibilités pour utiliser sa vie. L’idéal classique de la cohérence avec soi-même est aujourd’hui jeté aux orties : l’homme doit être « liquide », s’infiltrer partout, prendre toutes les formes, surfer sur les possibilités et les virtualités sans limites de la vie et surtout s’intégrer avec une efficacité maximale à la grande machinerie du marché. L’invasion du virtuel l’empêche d’habiter le présent.  « La virtualité est la cause métaphysique de notre chronopathologie, notre dépossession du temps ». « C’est la dilation poussée à l’extrême...Protée s’est substitué à Prométhée ! ».

Dilatatio contre dilatio

C’est là l’emprunt essentiel du livre aux stoïciens et notamment aux stoïciens tardifs dont Sénèque est une grande figure.
Dans « De la brièveté de la vie », Sénèque pointe une perversion ordinaire de notre rapport au temps qu’il nomme dilatio. Celle-ci définit notre rapport au temps sur le mode de l’absence : on reste toujours dans la transition. Nous avons tant d’interactions avec le monde que tout se fuit dans un affairement permanent, une agitation sans objectif. C’est la conséquence de notre incapacité de temporalisation. « On ne vit pas, on s’apprête à vivre, on diffère toutes choses ».
Et Sénèque faisait ce diagnostic au 1er siècle après J.C. On imagine quel serait son désarroi aujourd’hui !

« Absent aux choses et aux autres, nous ne sommes plus dès lors en mesure d’en assurer la responsabilité ». A la dilatio, Sénèque, maitre en jeux de mots comme tous les grands auteurs latins, oppose la dilatatio, le fait d’être totalement présent au présent, de lui faire prendre toute son épaisseur. Le premier devoir du stoïcien est la cohérence, la pleine maîtrise de son chaos intérieur. Il doit tenir le rang qui lui a été fixé par sa naissance et ses qualité propres, persister dans son être. Pour cela, il doit entrer en amitié avec le temps, se retirer, se concentrer en lui-même dans l’instant présent. Par la formule « seul le temps nous appartient », il faut entendre « seul le présent nous appartient ». En dilatant le présent, on construit la durée, de maintenant en maintenant. On évite que le temps s’écoule comme du sable entre les doigts, on le retient pour en faire quelque chose, on dure, on s’inscrit dans le temps long.

Durer est une obligation. Le temps marchand, comme sa caricature le temps des écrans, est une succession d’instants qui s’épuisent eux-mêmes. Pour le stoïcien, le temps est une succession de maintenant dilatés. Il voit dans la durée la condition de la présence : il a somme toute une vision native du développement durable...

Prudence et tempérance

Pour Caye, l’attention est l’attitude spirituelle fondamentale du stoïcien : elle implique une observation minutieuse de chaque chose, une conscience de soi toujours en éveil, une tension constante de l’esprit, à l’opposé de l’avachissement de la dilatio. Le sage puise sa force dans sa forteresse intérieure qui lui donne une cohérence interne et qui n’est pas soumise à la temporalité. Elle est un abri qu’il s’est bâti à force d’ascèse, de méditation et d’exercices. Elle lui permet non seulement d’empêcher l’extériorité du monde de le détruire, mais aussi d’y trouver une exacte connaissance du monde comme de soi.

Encore faut-il savoir habiter intelligemment le monde. Pour cela, il nous faut un mode d’emploi, c’est à dire une morale du temps. On sait d’où vient la force excessive de la technique : de son impuissance à prendre en compte ses conséquences. Il faudrait nous guérir de notre excès de puissance en participant de façon non désordonnée à l’énergie du monde. Peut-on réécrire avec Jonas l’impératif catégorique kantien en « agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ? ».

Selon l’auteur, deux vertus cardinales peuvent être sollicitées pour nous aider à émerger de la mécanisation libérale du monde et retrouver un juste rapport au temps.
La première vertu cardinale est la prudence : elle s’adapte finement à la contingence et au devenir, elle s’attache à prendre en compte les situations exactes et les circonstances qui peuvent varier. La prudence nous permet de saisir au vol le kairos, le moment opportun qui ne revient jamais. Saisir le bon moment aux cheveux (le kairos est représenté par un fuyard avec des mèches abondantes sur le front mais rasé sur la nuque, qu’on ne peut plus saisir une fois qu’il a le dos tourné). Être prudent, c’est le contraire d’attendre, c’est saisir la bonne occasion quand elle se présente pour influer sur le cours du temps.
La deuxième vertu cardinale à solliciter est la tempérance :  vertu antique par excellence, elle est faite de sobriété et de modération. Elle implique la retenue de nos actions, de nos pulsions, de nos calculs. Étymologiquement, la temperentia est une eutonie, une juste intonation (le clavier bien tempéré), résultat d’un accord avec soi-même, stable, qui donne de la cohérence à notre action. Ainsi entretient-elle pour Caye un rapport privilégié au temps, qu’elle prolonge et construit pour en faire de la durée.

Les autres vertus cardinales à la rescousse

Les autres vertus cardinales ne doivent pas être négligées pour autant : le courage qui suscite l’indispensable endurance, qui donne la force d’obéir (obtemperare c’est-à-dire faire face à l’adversité, à la réalité brutale) ; l’intelligence pratique qui libère notre capacité d’adaptation, nous donne la lucidité pour nous tenir à la juste distance du monde ; la justice intergénérationnelle, qui nous commande de transmettre notre patrimoine.
Et la justice intergénérationnelle n’obéit pas aux critères de la justice utilitariste du donnant-donnant : elle défie tout calcul et doit être inconditionnelle. Elle doit aller jusqu’à l’absence de toute préférence pour le présent (ne rien consommer de ce que nous pouvons transmettre). En naissant, l’homme commence à jouir d’un capital immense qu’ont épargné les générations antérieures. Tout ce dont nous bénéficions est l’œuvre lente du passé. Cette dette, nous devons l’acquitter auprès des générations futures : « c’est envers ceux qui viendront après nous que nous avons reçu de nos ancêtres la charge d’acquitter la dette ».

Une morale stoïcienne du temps

Ces réminiscences stoïciennes nous éloignent des grandes philosophies du temps du vingtième siècle. Chez Bergson, le passé dévore le présent. La durée est une manifestation de l’élan de vie qui nous pousse vers l’avenir dans un processus permanent de création et d’invention.  Pour lui, le devenir est puissance et fécondité. Pierre Caye voit dans cette conception une parenté (assez contestable au demeurant car tout à fait étrangère à la métaphysique de Bergson) avec la destruction créatrice schumpetérienne ...

La conception stoïcienne du temps fait finalement peu de place au passé, voire le tient pour nuisible, à l’opposé du temps bergsonien (ou augustinien) qui s’enracine totalement dans le passé. Les spectres du passé et les faux espoirs placés dans l’avenir sont pour le sage stoïcien « les principaux pourvoyeurs de représentations et d’illusions dans notre vie ». Pour Caye, le courage consiste à admettre et endurer le réel plus qu’à le transformer (nous sommes loin de toute doctrine utilitariste). Il est vain voire dangereux de se faire une représentation de l’avenir. Contentons-nous d’une juste appréciation de la réalité présente. « L’absence d’espérance et le suspens de toute représentation de l’avenir sont au fondement de la morale stoïcienne ». Assumons notre présence en vivant pleinement le présent.

En terminant, l’auteur remarque que l’économie politique a 250 ans, l’écriture 5 000 ans, l’art 50 000 ans. C’est donc lui qui nous permettra de faire en saut dans l’immémorial et l’imprévisible. L’art opère un changement d’échelle qui peut nous guérir de la pathologie de l’immédiateté. Chacun de nous doit développer une « poétique du temps » pour construire dans nos gestes et nos œuvres notre rapport au temps. Cette culture du temps a une finalité unificatrice : assurer notre responsabilité à l’égard des générations futures.

Ce recours au stoïcisme est inspirant et peut produire de nombreux fruits. Il s’agit cependant d’une philosophie conçue pour une élite capable de s’astreindre à de nombreux exercices   dans une ascèse continue et une discipline stricte. Pierre Caye propose une réécriture de l’impératif moral kantien : «  agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ».
Rêvons qu’elle inspirera nombre de participants à la Cop 2025 au Brésil...

 

***Pierre Caye est ancien élève de l’École Normale Supérieure, philosophe et directeur de recherche au CNRS.  Il participe régulièrement aux travaux de l’Institut d’études lévinasiennes. Spécialiste du savoir architectural de la Renaissance aux Lumières, il a élaboré à partir de 2015 une critique du système productif des sociétés contemporaines et une approche philosophique du développement durable. Il a publié en 2015 une « Critique de de la destruction créatrice Humanisme et production » et en « 2020 Durer : éléments pour la transformation du système productif ».

 

 

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