Pour cette première Matinale en « présentiel » depuis un an, le Club des Vigilants accueille le journaliste et ancien député européen Jean-Marie Cavada, qui préside aujourd’hui l'Institut qu’il a co-fondé : iDFRights (institute for Digital and Fundamental Rights), qui se consacre à l’étude, la promotion et la défense des droits fondamentaux numériques.
En préambule, Jean-Marie Cavada rappelle qu’il a bien connu Marc Ulmann, fondateur du Club des Vigilants et salue la présence de Bernard Esambert, ancien président et aujourd’hui administrateur du Club, dont on ne rappelle pas suffisamment selon lui l’immense contribution à l’industrialisation et au développement économique pendant les « Trente glorieuses » comme collaborateur direct du Président Pompidou.
L’épisode récent des sous-marins australiens suscite à nouveau des interrogations sur le contenu de notre alliance avec les États-Unis. Elles rejoignent la question fondamentale en ce début de 21e siècle : celle de la souveraineté numérique.
Depuis 20 ans, le numérique transforme de fond en comble tant l’économie mondiale que nos vies personnelles. Mais nous n’avons pris garde que tardivement aux conséquences qui en découlent sur notre capacité à maîtriser notre destin.
La souveraineté (ou la soumission ou la vassalisation) numérique de la France, et donc de l’Europe, se situe à plusieurs niveaux.
En aval, l'intrusion numérique, avec le développement de l’IA, et donc de la possibilité d’exercer un pouvoir sur le destin humain, menace nos valeurs. Notamment avec le développement d'un contrôle étroit sur les masses. La Chine l'utilise déjà à plein. Sait-on qu’à Pékin, aux passages pour piétons de la place Tien an men, un écran livre la « note sociale » d’un citoyen pris au hasard parmi la foule ? Ou que la police chinoise est capable d’arrêter délinquants ou criminels repérés par des caméras quelques minutes seulement après leur forfait ?
Pour la sauvegarde de nos démocraties et de nos valeurs, il est vital de réagir : que pouvons-nous accepter des algorithmes, de quoi devons-nous nous prémunir absolument ? Jusqu’où tolérer la perméabilité entre l’IA et la science cognitive, qui permet de capter certaines fonctions de la pensée et l’essentiel de nos émotions ? Comment empêcher que nous devenions « les smartphones de nos smartphones » ?
En amont se pose la question de préserver la puissance régalienne des Etats face aux GAFAM, aux BATX chinois et aux initiatives des plus grandes puissances numériques (les USA et la Chine). L’Europe a commencé à prendre la mesure de la situation. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a affirmé que « tout ce qui est interdit dans la vie réelle, comme contraire aux principes fondamentaux européens, doit l’être dans la vie numérique ». Mais les solutions ne sont pas prêtes !
« L’or bleu » (le commerce des données) coule dans les mains des opérateurs qui vendent à l’infini les informations qu’ils collectent sur nous à tout instant. Un travail considérable reste à faire pour rendre leur pratique compatible avec les droits fondamentaux des citoyens européens.
Actuellement, les réseaux sociaux se font les complices des déferlements de haine, de provocations, de mises en accusation, voire de meurtres.
Une remise en ordre a déjà commencé, tant aux États-Unis qu’en Europe. C’est indispensable, car pour l’heure ce sont les GAFAM qui définissent ce qui est admis et ce qui est interdit. Mais leur premier objectif est de faire du profit et leur éthique est élastique. On a vu comment tous ont obéi aux injonctions de Poutine pour enlever toute visibilité sur les réseaux sociaux à son principal opposant, tout simplement pour maintenir leur chiffre d’affaires en Russie. Quant à la censure qu’ils exercent, elle n’a aucun fondement démocratique.
L’Europe travaille actuellement sur deux textes déterminants:
- Le Digital Market Act (DMA), actuellement en débat au Parlement européen. L’objectif en est d’organiser les conditions de la concurrence et de rationaliser le marché. Coordonner nos actions avec les USA parait possible sur ce point car l’Administration américaine entend désormais réactiver la loi antitrust (jetée aux oubliettes dans les années 90).
Trois personnes sont intéressantes à suivre de ce point de vue : Lina Khan, jeune présidente de la Commission fédérale du commerce (FTC), Tim Wu, le conseiller personnel de Biden sur les questions de politique économique, et Jessica Rosenworcel présidente (aujourd’hui par interim) de la Commission Fédérale des Communications (FCC). Le DMA pourra intégrer une passerelle avec la future réglementation américaine qui apparaît en avance de phase.
- Le Digital Services Act (DSA) qui vise à réguler les contenus à l’aune des droits fondamentaux européens. Sur ce point, les USA n’ont encore pris aucune initiative.
L’Europe a déjà fait un pas dans cette direction avec la directive sur la création artistique et journalistique, très vulnérable face aux GAFA.
Une législation européenne sur les contenus comporte des enjeux économiques et de puissance considérable. Sont en cause la vassalisation et l’appauvrissement de l’Europe par siphonage de son pouvoir de décision et de son PNB. A-t-on une idée de ce qu’il adviendrait si les GAFAM utilisaient pour eux-mêmes les données déjà « confiées » au cloud par les entreprises (y compris l’ensemble des banques), les administrations, (y compris le ministère des Armées) françaises et européennes ?
Cette présentation a suscité de nombreuses questions de la part des participants.
- Face à cette situation, peut-on être optimiste ? Oui pour Jean-Marie Cavada, car après trente ans de passivité, les vrais enjeux sont enfin pris en compte et les citoyens européens attendent de leurs dirigeants des décisions fortes.
- Y a-t-il un risque que les moins-disant l’emportent sur les mieux-disant pour affaiblir la législation européenne ? Il est nécessaire d’obtenir un accord tripartite : Conseil, Commission, Parlement. La Commission parait assez ambitieuse, mais rien n’est gagné. A surveiller l’alliance de fait en Allemagne entre les GAFAM et les Verts qui risque de peser sur la future coalition. Par atavisme, les pays du Nord sont peu enclins à la régulation. Les pays les plus demandeurs appartiennent à l’Europe du Sud et à l’Europe Centrale. Ils peuvent compter sur le soutien des souverainistes.
- Peut-on à la fois réguler le contenant (la puissance technique et financière des GAFAM) et le contenu de l’internet ? Les deux sujets sont différents, mais étroitement liés. Il faut donner des règles du jeu au marché mais aussi vérifier que les contenus ne détruisent pas les valeurs de l’Europe. Tout cela prendra du temps, mais la machine est en marche.
- Toutes les données sont désormais dans le cloud, dont les GAFAM sont les opérateurs. Comment le réguler ? En effet, 80 % des entreprises du CAC40 confient leurs données au cloud alors que l’extraterritorialité des lois américaines imposée par les USA pourrait autoriser l’Administration Biden à les piller (Cloud Act). Il faudra faire sortir les entreprises européennes du périmètre Cloud Act dans les négociations qui devraient s’enclencher.
- Comment l’Europe peut-elle changer de dimension dans le numérique, après des décennies de passivité et d’insuffisance d’investissements ? Nous avons les capacités humaines pour y parvenir (la France a eu 13 médailles Fields depuis la deuxième guerre mondiale) mais nous avons besoin d’une politique d’investissements massive qui n’est pas encore au rendez-vous. Certes 450 milliards d’euros d’investissement sont programmés sur plusieurs années, mais Biden vient de mettre 2000 milliards sur la table.
- La gratuité des services sur internet est le carburant du développement des GAFA. Peut-on modifier leur modèle économique ? Les ressources publicitaires des GAFA sont en effet colossales de même que les revenus tirés de la vente des données. L’internaute devrait se rendre compte que la gratuité des services est factice : c’est lui qui est vendu. La seule réponse possible est la sensibilisation des internautes à ce sujet...
- Trois zones économiques engagent une régulation des GAFAM. Quid du reste du monde ? Depuis 20 ans aucune initiative multilatérale n’a été prise. L’Europe pourrait-elle en prendre une ? L’OCDE a négocié avec la plupart de ses pays membres le principe d’une taxe de 15 % sur les profits des GAFA. L’Europe est un marché suffisamment profond pour peser par elle- même sur la mise en œuvre de cette proposition. Mais comment le faire sans s’être doté d’une autorité politique ?
- Beaucoup d’internautes affirment ne pas être gênés par la vente des données les concernant au motif « qu’ils n’ont rien à cacher ». Comment leur ouvrir les yeux ?
Il est vrai que les Européens, comme les Français, ont l’air fatigués de la démocratie. Ils ne sont pas prêts à la défendre, encore moins à risquer leur vie pour elle. L’Union Européenne a fait preuve elle-même d’une grande lâcheté en abandonnant Edward Snowden (sans doute parce que le président de la Commission, José Manuel Barroso, était totalement inféodé aux États-Unis...). Pour combattre la passivité numérique, il faudrait mettre en œuvre des programmes de sensibilisation à l’intention des jeunes notamment pour leur apprendre à ne pas se laisser dominer par les outils qu’ils utilisent.
Sur ce point le thème du réchauffement climatique peut être exploité pour casser l’image de générosité des GAFAM : leurs gigantesques fermes de données sont devenues des composantes majeures du problème.
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