De l'esprit, concept de combat pour François Jullien

Lors de la Matinale avec Françoise Schwab  consacrée à Jankélévitch en octobre dernier, il avait été établi un parallèle avec le philosophe François Jullien, qui s’intéresse aux écarts et aux interstices dans les systèmes de pensée. Nous poursuivons cette réflexion philosophique par la présentation du dernier ouvrage de Jullien, intitulé « Raviver de l’esprit en ce monde. Un diagnostic du contemporain » (éditions de l’Observatoire, septembre 2023).

Le monde contemporain est en crises, multiples et complexes. Si la crise environnementale est la plus manifeste et laisse peser de lourdes menaces sur le monde à venir, il en est une autre, quasiment invisible, qui constitue un risque plus important encore, transformation silencieuse, sous-jacente, mais globale et continue, que l’auteur nomme « le rabattement de l’esprit ».

Alors que les innovations technologiques ne cessent en apparence d’augmenter les capacités humaines, qu’en est-il de l’esprit dans le monde contemporain ? Quelles sont les causes de ce « rabattement » évoqué par l’auteur dans cette tentative de diagnostiquer le présent ? Quel peut être le rôle de la philosophie dans ce contexte critique ?

Le renoncement de l’esprit

Le rabattement de l’esprit, c’est d’abord le renoncement à l’effort et à la persévérance. Désormais, à l’heure où tout est à portée de « clics », on peut obtenir rapidement, sans effort et sans résistance, moyennant finances souvent, tout ce dont nous avons besoin ou tout ce que nous désirons. L’époque contemporaine est celle de l’instantané, du réactif, voire de l’instinctif, ce qui s’oppose aux exigences de la vie de l’esprit, nécessitant du temps, de la patience, de la persévérance, voire de l’acharnement pour parvenir aux termes d’une longue réflexion.

Certains objecteront que cette vie de l’esprit n’est réservée qu’à une petite élite de la société, qui dispose du temps et des moyens nécessaires pour se consacrer à la réflexion, alors que tous les autres, pris par les nécessités économiques, ne pensent qu’à assurer leur quotidien. On ne peut toutefois en rester à cette simple opposition, car aujourd’hui, c’est une véritable transformation anthropologique qui est en train de se produire, accélérée par le développement fulgurant des innovations technologiques. Et la question en jeu est celle de la liberté, sujet suffisamment sérieux pour qu’on s’en préoccupe. Il faut en finir avec l’idée que la liberté se réduit aux droits inaliénables définis par la Déclaration des Droits de l’homme. Condition nécessaire, certes, mais loin d’être suffisante.

Car cliquer, c’est cocher les cases d’un système prédéfini à l’avance : le geste n’est plus libre, il est guidé, conditionné, précommandé, il ne requiert plus aucune réflexion, plus aucune initiative personnelle. Au nom de la commodité, du confort, l’homme, ce créateur tout puissant, se transforme en automate, renonce à penser par lui-même, se ferme à de nouveaux possibles, et se cantonne aux limites de ce qui lui est donné, autorisé. Il refuse l’aventure de la pensée, indéterminée, vers l’inconnu. Tout comme les ressources naturelles, les ressources humaines - de l’esprit - se raréfient, s’atrophient. Cette transformation silencieuse, imperceptible, est pourtant profondément ravageuse, elle aboutit à une « vie inerte, enlisée, rabattue ».

Face à cette évolution néfaste qui nous concerne tous, l’enjeu étant la liberté, il est urgent de faire un diagnostic du contemporain, pour identifier les différents symptômes de ce rabattement de l’esprit.

L’adieu au livre

Support de civilisation, le livre est tout à la fois un savoir-faire et une vocation à faire comprendre le monde. Or, cette mission est de plus en plus compromise, au regard de l’évolution du livre, devenu en quelques années un produit comme un autre, dont la valeur se compte en nombre d’exemplaires vendus, et non en fonction de la qualité de la réflexion déployée et des questions suscitées. C’est le marché qui inspire l’auteur et fixe la tendance : les livres qui « font du bien » (développement personnel, marché du bonheur), qui surfent sur les sujets d’actualité, les scandales du moment, garantissent des ventes massives. Ils sont « coïncidants », en accord avec la pensée en cours, sans surprise. A l’inverse, les ouvrages de réflexion, issus d’un travail de longue haleine, qui demandent de la patience, de l’attention et des efforts de compréhension de la part du lecteur, n’ont plus la côte, ils sont boudés par le public, mais aussi, ce qui est encore plus grave, par les éditeurs et les libraires eux-mêmes, et sont relégués dans les coins obscurs des rayonnages. Le « vrai-livre », exigeant car obligeant à une lecture assidue, attentive et pensive, ne fournit pas de la pensée tout faite, prémâchée ; il donne à penser en sortant des chemins balisés, il dérange en « dé-coïncidant » avec la pensée commune et suscite inévitablement des questions profondes. Mais aujourd’hui, son existence est menacée par la marchandisation. Et c’est l’esprit qui dépérit.

La perte de la présence

Il est une autre perte qui s’est installée dans nos vies quotidiennes et auxquelles nous ne prêtons même plus attention : celle de la présence. Si l’épisode de la Covid nous a fait ressentir cette perte comme menaçant notre existence d’humains foncièrement relationnels, la fin du confinement n’a pour autant pas mis fin à l’isolement. Le numérique nous installe en effet de plus en plus dans une pseudo-présence, qui frôle l’absence. En effet, l’écran fait obstacle à l’Autre : « l’être en réseau a défait l’être au monde », c’est-à-dire la relation à l’Autre, passant par la rencontre. L’individu connecté est paradoxalement de plus en plus isolé, absent des rapports humains.

L’étau de la coïncidence

Simultanément à cette marchandisation du livre et à cette dissolution de la présence personnelle, s’instaure un système de « coïncidence » idéologique. En effet, un certain nombre de représentations dans les rapports au monde ou aux autres sont collectivement assimilées, au point qu’on ne pense même plus à les questionner ou à les critiquer. C’est le cas du modèle de la croissance, qui régit à la fois le développement économique et le fonctionnement de la société. Il en résulte une « inféodation collective tissée » qui bloque toute ouverture vers de nouveaux horizons de pensée. A l’heure où il est urgent pour l’humanité, face aux enjeux du monde contemporain, de se réinventer, l’homme se laisse de plus en plus enserrer dans « l’étau de la coïncidence », il devient incapable d’imaginer d’autres systèmes de représentation au monde et aux autres.

Ce rabattement de l’esprit est largement organisé par les médias, « grande machine à fabriquer la Coïncidence idéologique de notre contemporain » qui organise les pseudo-débats et bloque d’autres « possibles de la pensée ». Où est passé le « quatrième pouvoir » de la République, qui faisait office de contre-pouvoir, en exerçant son esprit critique et en dénonçant les dérives ? Désormais, la machine médiatique produit elle-même du pouvoir « dont découlent ensuite tous les pouvoirs ».

Les conséquences du point de vue politique sont dramatiques : la démocratie peut-elle encore fonctionner, lorsque le débat est non organisé à l’avance et que les citoyens renoncent ou sont dépossédés de leur capacité de penser par eux-mêmes ? Peut-on encore penser, et donc choisir librement, si les imaginaires sont enlisés dans des systèmes de représentation ? Comment sortir de cette apathie qui mine la démocratie contemporaine ?

Sujet inerte / sujet alerte

L’individu moderne « Connecté, Communiquant et Consommateur », est-il encore capable de « surgir en « je » dans le monde, y prenant la parole, donc à l’origine d’un dire qui par principe ne s’y est encore jamais dit et y fait évènement » ? Rabattu dans le réactif voire l’instinctif, le sujet moderne est au contraire devenu inerte, incapable d’initiative ; il se laisse porter par le confort des nouvelles technologies, qui le déchargent d’être à la charge de soi-même, d’assumer sa liberté, non pas héritée de la Déclaration des Droits de l’Homme, mais en actes, comme conquête et résistance à tout ce qui nous empêche de penser par nous-mêmes, contre ces nouvelles formes d’aliénation dont nous n’avons même pas conscience. L’essor fulgurant de la technique fait advenir une transformation profonde de l’humanité : « Pour la première fois peut-être nous avons conçu un outil, non pas pour agir sur le monde, y assurer notre conquête et notre maîtrise, mais tel qu’en retour il agit sur nous-mêmes au point de dénaturer ce nous-mêmes ». Et ce qui est en jeu ici, c’est l’espace intérieur de chaque individu, sa capacité à la réflexion, donc à se placer comme sujet alerte, contre l’inertie ambiante. « Replié dans son individualisme, à la fois dans son confort et son illusion, il [l’individu moderne] a laissé s’abîmer, c’est-à-dire tomber dans l’abîme, sa vocation de sujet », c’est-à-dire son exigence de liberté. Cette perte n’est-elle pas la plus dramatique pour l’humanité ?

Dé-coïncider

Comment sortir de cette situation de fait ? La dénoncer ne suffit pas, tant elle est invisible à la plupart d’entre nous. La renverser est encore plus utopique, tant elle est ancrée dans le quotidien de chacun de nous. La seule solution, c’est de dé-coïncider, « en fissurant la chape invisible sous laquelle nos vies se laissent enfermer », pour parvenir à faire entrer dans les interstices créés de nouvelles initiatives, de nouveaux possibles, et finalement, « de l’esprit ». Face au sujet inerte qui a perdu tout faculté d’innovation, englué dans des représentations instituées, il s’agit de faire advenir le sujet alerte, « dé-coïncidant », c’est-à-dire capable d’écart et de remise en question de ce qui, étant présenté comme une évidence, n’est jamais interrogé. Il faut « se décoller de la pensée installée », « dés-adhérer » du régime de l’opinion, pour ouvrir une place où de l’esprit peut se penser et s’activer. C’est ici que la philosophie prend toute sa place aujourd’hui, non pas comme une pensée abstraite, mais comme une véritable pratique dans toutes les activités humaines, celle de l’écart, du « pas-de-côté » qui permet de s’arracher des évidences incontestables et incontestées, qui ferment l’horizon des possibles. Il faut mettre en tension, recréer de « l’entre » pour faire circuler l’interrogation, pour « entre-tenir de l’esprit alerte et découvrir sans fin de nouveaux possibles à la pensée ». C’est uniquement par déprise, nécessitant des efforts et de la persévérance, que nous pourrons reprendre prise sur ce monde qui nous échappe de plus en plus.

De l’esprit, concept de combat

Finalement, François Jullien fait « de l’esprit » un véritable concept de combat : « l’esprit n’est tant ce qui assure la fonction de la pensée, que –plus activement– ce qui résiste à son renoncement ». L’enjeu du monde contemporain, c’est de permettre à la pensée de sortir de cet état de paralysie, pour se redéployer dans toute sa créativité. Raviver de l’esprit, c’est ainsi maintenir dans le vif une activité de réflexion contre le non-sens, contre la non-vie.

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Commentaires

C'est à la Maison de l'Amérique latine à 19h le 23 janvier 

https://www.mal217.org/fr/agenda/pratiques-de-la-de-coincidence
Je "copie-colle" une partie du texte de présentation :

Présentation en présence des auteurs du livre collectif Pratiques de la dé-coïncidence

Issu des activités de l'Association Dé-coïncidences depuis sa création, en 2020, le livre Pratiques de la dé-coïncidence rassemble une trentaine de textes d'auteurs et d'autrices dont le travail se nourrit du concept de "dé-coïncidence" du philosophe François Jullien.

Ce livre réunit les contributions de Jacques Caillosse (droit), Laurent Bibard (études de genre), Benoit y Servant (psychanalyse), Bernard Bourdin (théologie), Esther Lin (traduction), Barbara Escande (écologie), Henri Darasse (peinture), Cyril Desclés (théâtre), Gaetano Chiurazzi (philosophie), Aurelien Dumont (musique), Jacques Ferrier (architecture), Jean-Pierre Bompied (philosophie), Jean-Claude Guillaume et Martin Reca (psychanalyse), Marcello Ghilardi (philosophie), Lee Keunse (traduction), Nicolas Martin (journalisme), Jean-Michel Frodon (cinéma), Patrick Hochart (philosophie), Marc Guillaume (économie), Pierre Dockes (économie), Renaud Chabrier (dessin), Stéphane Gaulier (musique), Sybille Persson (management), Régis Martineau (management), Maxence Brischoux (Europe), Nicolas Schwalbe (psychothérapie), Jean-Pierre Couteron (addiction), Pablo Jensen (physique). Postface de François Jullien et préface de François L'Yvonnet.

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