Trumpisme - la révolution est d’abord conceptuelle

Quelles réflexions tirer de la présidence Trump qui entraîne le monde dans un tourbillon de changements, plus ou moins anticipés mais toujours stupéfiants quand ils adviennent ?

D’abord que l’Amérique reste la puissance révolutionnaire qu’elle a toujours été. Les outrances de Trump sont l’épiphénomène de transformations autrement plus profondes. Plus que l’ordre international – déstabilisé mais qui se restabilisera selon les règles à peu près immuables de la puissance – c’est d’une révolution sociale dont il s’agit. La démocratie issue des Lumières et de la refondation de 1945 est en bout de course. L’Amérique, par sa puissance, enclenche une révolution qui déclasse l’ordre ancien. Elle fait advenir une nouvelle forme de « démocratie » comme elle fut, jadis, le moteur de la révolution de l’égalité que Tocqueville avait observée et qui allait beaucoup plus loin que l’élégante révolution de l’égalité civile dans des sociétés européenne qui resteraient longtemps encore régies par les hiérarchies traditionnelles.

Ces mutations de la démocratie sont largement analysées. Pour résumer on peut parler de démocratie de la foule et de son corollaire, inévitable, l’oligarchie. Là, la volonté et la contribution de citoyens autonomes et du spectateur impartial[1] sont devenues non seulement inopérantes mais obsolètes ; plus de participation citoyenne mais, au centre de toute chose, l’opinion et la situation socio-politique de chacun. À notre avis, le fait remarquable est que l’Amérique a créé, et détient, les leviers de cette transformation et c’est pourquoi elle a cette puissance révolutionnaire. Le système représentatif, un socle d’idées communes dont les passions religieuses et identitaires sont exclues, la territorialisation du pouvoir, un débat démocratique policé, etc., tout cet héritage issu des Lumières et de deux siècles de pratique parlementaire vole en éclat face à la nouvelle puissance d’expression de la foule, permise par la technologie et habilement captée par les oligarques.

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Et nous dans tout ça (Français et Européens) ? Difficile de masquer que nous sommes profondément secoués. La puissance révolutionnaire modifie à sa guise la souveraineté de ceux qui ne font que suivre ; c’est une loi de l’histoire et nous en sommes là. Dans l’immédiat, nous allons subir les coups. Ce que Musk et d’autres ont fait avec l’AfD, ils le feront en France, au plus tard en 2027, avec nos propres partis antisystèmes. Tout à son offensive commerciale Trump remet en cause le droit à la TVA, soit un droit souverain de décider de l’impôt. Il y aura d’autres exemples et le « ça ne se fait pas » du chancelier Scholz face à la charge du vice-président Vance suffirait à résumer le sentiment que nous sommes du côté prudent et vieillissant de l’histoire, essayant de perpétuer un ordre social dont les règles nous échappent, comme une famille bourgeoise tancerait une offense à ses bonnes manières.

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L’Europe va évidemment – en tout cas on l’espère – entrer dans un rapport de force et elle est loin d’être démunie. Il y a aura de multiples épisodes, certains confronteront l’Amérique à ses propres limites. Mais le fond du débat sera tranché si l’Europe contribue positivement à l’inévitable mutation de la démocratie et trouve les ressorts pour dépasser le modèle populiste oligarchique qui s’annonce et dont les vérités sociales profondes s’appellent servitude et toxicité. Là est le vrai enjeu. Transitionner vers une démocratie populaire, prévenante (il faudrait trouver l’équivalent de care), solidaire et éthique. L’effort est d’abord conceptuel. Ce qui frappe aujourd’hui c’est l’audace des idées techno libertariennes – synthétisées dans le Project 2025 de l’Heritage Fundation – qui ont armé intellectuellement l’offensive antidémocratique de Trump et mettent sous pression nos cadres existants sur l’État, la justice, l’égalité, etc. Une révolution, ou une contre-révolution, commence toujours par les idées. Nous n’obtiendrons rien de durable sans un renouvellement/ réarmement conceptuel d’ampleur.

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Qu’est-ce que la volonté générale à l’ère digitale, concept fondateur mais jamais clair dans sa concrétisation ? Comment limiter – avec quelles institutions – la conversion illégitime du pouvoir économique en pouvoir politique (ou l’inverse) ? Comment traiter de la séparation des pouvoirs à l’ère des plateformes ? Quelle liberté d’expression ? Quelle émancipation pour l’individu citoyen ? Plus largement, quel projet après celui, à peu près accompli, de la modernité qui visait la maîtrise rationnelle des phénomènes naturels, et moraux ? Quelle est notre nouvelle frontière intellectuelle et sociétale ?

Cet effort est comparable à ceux des penseurs de démocratie libérale et sociale (entre autres Locke, Montesquieu, Rousseau, Keynes), sans perdre de vue la vérité fondamentale, cette fois révélée par Hobbes, que le besoin de sécurité fonde la conformation à la puissance publique. Autant dire que la tâche est … révolutionnaire.

 


[1] Le « spectateur impartial » est, selon Adam Smith, le citoyen quelconque dont on suppose que, sur telle ou telle question, il échappe à ses intérêts, ses passions, ses préjugés ou ses présupposés.

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