Georges Pompidou (1911-1974)

Le cinquantième anniversaire de la mort de Georges Pompidou, le 2 avril 1974, a suscité la parution de plusieurs ouvrages. La lecture de l’ouvrage de David Lisnard et Christophe Tardieu « Les leçons de Pompidou »[i] (avec quelques notations du très intéressant livre, plus intime, de son fils Alain Pompidou[ii]) permet de retracer le parcours exceptionnel et les grands traits de la personnalité de ce politique atypique (pour ceux qui n’ont connu que nos dirigeants plus récents) et finalement méconnu des Français.                    
En lisant ces ouvrages, la première caractéristique qui vient à l’esprit en évoquant George Pompidou est « hors norme ». Il a été absolument singulier dans sa personnalité, dans son parcours, dans ses potentialités, dans ses réalisations qui furent immenses.

Un parcours singulier

Pompidou est né le 5 juillet 1911 à Montboudif dans le Cantal : deux noms fleurant bon les profondeurs de la province française.  Alain Pompidou nous apprend qu’à trois ans, au moment où son père était mobilisé, il savait lire, écrire et compter. Collégien, il lisait un livre par jour. Diplômé de Normale Sup, agrégé de Lettres, il était paré pour un parcours un parcours bien balisé dans la méritocratie française. Mais il en a explosé de façon totalement inattendue les contours. Physique débonnaire, faisant oublier qu’il était grand (plus d’1m80), une cigarette éternellement vissée à la bouche (il avait commencé à fumer à quinze ans), l’œil pétillant, un sourire gouailleur aux lèvres, une voix profonde un peu caverneuse. Premier Ministre, il appelle spontanément sa femme Bibiche. On le voit arriver en Porsche 365 à Saint Tropez ou déplacer une bûche dans la cheminée de sa ferme de Cajarc. Il n’a pas été résistant, mais par le plus grand des hasards (l’amitié d’un camarade de Normale Sup, René Brouillet, côtoyant Gaston Walewski), mû par le désir de rompre avec la routine des salles de classe, il devient à 33 ans en août 1944 collaborateur du général De Gaulle. Il démontre une telle équanimité dans cette fonction souvent délicate et une telle intelligence dans les missions qui lui sont confiées que ce dernier ne peut bientôt plus s’en passer.  Au point qu’il lui remet un exemplaire de son testament en...1954 et lui demande d’être Trésorier de la Fondation Anne-de- Gaulle.

Pendant la traversée du désert, il se fait élire fondé de pouvoir de la Banque Rothschild en 1950. Il règle les affaires les plus compliquées en un tour de main, ce qui lui laisse tout le temps qu’il faut pour satisfaire sa frénésie de lecture et entamer une collection d’objets d’art.  Grâce aux Rothschild, le natif de Montboudif, invité régulier aux chasses et aux dîners mondains de leur château de Ferrières se trouve immergé dans le tout Paris et le milieu artistique le plus en vue (de Sagan à Rostropovitch et Soulages et il connaissait bien Malraux depuis 1944).  C’est une période bénie pour lui qui allie bouillonnement culturel et aisance financière. Son fils Alain rapporte qu’il demeure locataire de son bel appartement du quai de Béthune pour ne pas avoir à emprunter à Rothschild ou à une autre banque et conserver toute son indépendance au cas où il serait appelé « aux Affaires »...

C’est en mai 1958 que De Gaulle l’appelle comme directeur de son cabinet à Matignon. Dans les six mois qui suivent, la France se réforme ou prépare des réformes considérables à une vitesse stupéfiante qu’elle ne reproduira jamais.
Il prend en main la révision constitutionnelle et le redressement financier avec un tel brio qu’il est alors considéré comme le maître de la France. Le général écrira : « nul ne peut évaluer les services que Pompidou rendit alors au pays ». C’est ici que naquit une véritable affection entre les deux hommes, qui connaitra plus tard des hauts et des bas. Dans ses « mémoires d’Espoir », il dit de son ancien Premier ministre « bien que son intelligence et sa culture le mettent à la hauteur de toutes les idées, il est porté par nature à considérer surtout le côté pratique des choses »
Début 1959, il retourne chez Rothschild, mais quitte définitivement la Banque lorsque De Gaulle le nomme Premier ministre en remplacement de Michel Debré en avril 1962. Il ne pouvait résister à cette demande tout se doutant que le clan des Résistants ne lui pardonnerait pas l’honneur que lui faisait le Général, ce qui se vérifia de la plus piteuse façon après 1968.

Des relations fortes et complexes avec le Général.

Il avait une exacte conscience de sa valeur :  son orgueil n’avait pas à en rabattre sur celui du Général.
C’est pourquoi il a osé lui tenir tête chaque fois qu’il l’estimait nécessaire, notamment lorsqu’il obtint après plusieurs jours de discussion acharnée, la grâce de Jouhaux, un des généraux du quarteron, condamné à mort et que De Gaulle voulait faire passer par le armes.
C’est pourquoi aussi il ne pardonna  pas à De Gaulle de ne pas l’avoir averti de son départ  à Baden-Baden , prélude d’une spectaculaire reprise en mains des évènements de mai 1968 et moins encore son incompréhensible passivité lorsque Pompidou et son épouse furent victimes du montage déshonorant de l’affaire Markevitch   par le clan des gaullistes de gauche  du gouvernement Couve de Murville. Pompidou alla jusqu’à dire que  « ni  place Vendôme chez M. Capitan, ni à Matignon chez M. Couve de Murville, ni  même à l’Élysée, il n’y eut alors  la moindre réaction d’un homme d’honneur ».  De son côté, De Gaulle, vieilli et sentant s’affaiblir le lien qui l’unissait aux Français était ulcéré que Pompidou depuis son départ de Matignon « songe à manœuvrer subtilement pour lui succéder », contribuant ainsi lui faire perdre des voix au referendum qui l’emportera. Un déjeuner d’explication à l’Élysée avec De Gaulle tourna court et ne permit pas de réparer l’offense.
Cette désolante détérioration des relations entre les deux hommes aura son point d’orgue lors des obsèques de De Gaulle, où Pompidou ne put rendre hommage au Général à Colombey que devant un cercueil fermé.

Pompidou « le politique »

Quelques traits de Georges Pompidou relevés par David Lisnard et Christophe Tardieu permettent de mieux appréhender sa personnalité politique.

C’était un démocrate, soucieux des libertés individuelles. On connait son fameux « cessez d’emmerder les Français » lancé à son ministre Jacques Chirac emporté par l’hubris technocratique des élites françaises.

Il s’est toujours opposé à développer les prérogatives de la commission de Bruxelles. « Personne, disait-il, ne doit penser que l’Europe sera un jour gouvernée par cet organisme » qu’il voulait cantonner à un rôle subalterne de coordination et d’exécution. Il ne voulait pas entendre parler d’empiéter sur les attributions des pouvoirs législatifs nationaux.

C’était un humaniste : il voulait « protéger l’incomparable paysage français contre le vandalisme de l’argent et de la technique ».  Il assignait aux paysans le rôle de « jardiniers de nos paysages séculaires » dont il se voulait personnellement « le garant et le protecteur ». Son objectif était « d’adapter à la civilisation moderne un certain art de vivre qui faisait traditionnellement de la France le pays le plus doué pour le bonheur ».
Croyant profondément à l’économie libérale et à la concurrence pour faire cesser les situations de rente (le PIB français a augmenté de 5,8 % par an entre 1960 et 1973), il avait cependant l’obsession « d’éviter les conséquences trop lourdes des indispensables évolutions de l’économie et de l’industrie françaises ». Il avait conscience que tout un pan de l’industrie française n’était pas taillé pour la mondialisation mais « qu’on ne pouvait pas pour des raisons diverses, notamment sociales, le laisser mourir de sa belle mort » Il se méfiait (comme De Gaulle) des postures simplistes du Patronat.

Sa solution était la défunte planification qui obligeait l’Etat à dessiner une vision à long terme et à échelonner ces évolutions. Pensons au sixième Plan (1971-1978) qui dessinait les programmes de développement qui sont encore, malgré des décennies de charcutage et de décisions malheureuses, des atouts pour l’économie française : turbotrains et TGV, industrie nucléaire, développement des villes moyennes.

Il se méfiait beaucoup du ministère des Finances dont il avait perçu que, depuis Napoléon, il n’était taillé que pour administrer la pénurie engendrée par le blocus continental, « en entretenant la passion du contrôle à tous les échelons ».

C’est ce même bon sens qui le rendait méfiant à l’égard des grandes abstractions qui envahissent le discours politique. Irrité par le discours de politique générale de Jacques Chaban-Delmas devant le Parlement sur la « Nouvelle société » (dont il n’avait même pas eu connaissance avant qu’il soit prononcé !) en septembre 1969, il confie : « Chaban croit le moment venu de faire du neuf. On ne fait jamais de neuf. Ce sont là des fantasmes d’adolescents ou de romantiques. Il n’y a jamais de page blanche. On doit se contenter de poursuivre une tapisserie imposée par d’autres... La société n’existe pas : il n’y a que des individus et la France ».

C’était un lettré immensément cultivé, ce qu’avait immédiatement remarqué De Gaulle lorsqu’il intégra son cabinet en 1944.
Pendant ses vacances ou ses brefs passages à Cajarc et à Orvilliers, il y avait toujours une grande plage de temps réservée à la lecture. Il connaissait par cœur des milliers de vers : Racine, La Fontaine, Éluard, Hugo, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Valéry, Mallarmé et se les récitait dans sa voiture.  Chacun connait son hommage subtil à Gabrielle Russier, qui s’était suicidée après avoir été accusée de détournement de mineur sous forme de six vers volontairement tronqués d’Éluard (« comprenne qui voudra... »). Il était intervenu secrètement auprès du ministre de l’Éducation nationale pour que Gabrielle Russier ne fût pas sanctionnée administrativement  et avait décidé d’exercer à son égard la grâce présidentielle, mais elle l’ignorait. La poésie, la littérature, l’amour de l’art peuplaient sa vie intérieure et donnaient son envergure à sa vision de la France, qu’il partageait avec De Gaulle, dans un registre naturellement bien différent.

Par son style, par sa culture, par son comportement, par ses convictions, il avait l’âme d’un moraliste, figure littéraire bien française s’il en est.  Il reconnaissait la dimension tragique du monde sorti de la deuxième guerre mondiale. Il déclara en 1972 dans un discours un Sciences Po : « rien ne s’accomplit que dans la durée, rien ne s’acquiert que par la patience, tout se perd par la turbulence ».
Il constatait dans son livre  « le Nœud gordien » :  « de nos jours, le recul de la foi, la libération de la femme et le progrès scientifique conduisent à une liberté de mœurs et à une négation des valeurs morales traditionnelles qui ont fait disparaitre toutes entraves sans rien mettre à la place...Quand on aura détruit toutes croyances, inculqué le refus de tout ordre social et de toute autorité, sans rien proposer en échange, rien ne servira, en présence d’une humanité désorientée et livrée inéluctablement à la domination des forces les plus aveuglement brutales, de s’écrier « nous n’avons pas voulu cela... » ».

Pompidou, qui avait partagé la culture socialiste et républicaine de son père, instituteur de la IIIe République, et de son grand-père, fut en réalité le dernier Président s’assumant pleinement comme homme de droite. Il reprochait à Chaban-Delmas un travers qui aura une grande prospérité : « Politiquement, il meurt de peur d’être classé à droite, il veut néanmoins plaire à tout le monde et être aimé ».

Quelques notes plus personnelles issues du livre de son fils en guise de conclusion

Alain Pompidou rapporte qu’ayant rempli au château de Ferrières le questionnaire de Proust contenu dans le livre d’or, il répondit à la question « quelle est votre vertu favorite ? »  par « la pudeur » et à « quelle est votre principale caractéristique ? » par « l’obstination ».
Avec tact, il évoque aussi dans son récit sur son père les dernières années, qui lui firent connaitre dans la souffrance les affres du naufrage physique et du cortège de rumeurs intéressées qui l’accompagnait. Il affronta ces temps avec un grand courage en tentant de ne pas se démarquer de son humour habituel. Son visage mouvant et anguleux s’était empâté avec les effets secondaires de la cortisone et sa silhouette était devenue pesante et hésitante.  Depuis 1968, il souffrait de refroidissements passagers qui étaient les prémices de la maladie de Waldenström, forme de cancer du sang, qui s’aggrava fortement en 1972 et l’emporta le 2 avril 1974 après avoir multiplié grippes, bronchites et infections diverses. L’évolution rapide de sa maladie surprit ses médecins qui espéraient pouvoir la juguler un certain temps. Cela ne l’empêcha pas en mars 1974 de faire approuver le plan Messmer prévoyant la construction de 16 centrales nucléaires pour garantir l’indépendance énergétique de la France après la première crise pétrolière.

A la question « quelle est votre qualité préférée chez l’homme ? », il avait répondu à Ferrières : « la noblesse »...


[i] Éditions de l’observatoire, mars 2024.

[ii] « C’était Georges, mon père » - Robert Laffont, septembre 2023.

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