Digressions sur un 14 juillet

Depuis presque toujours je regarde le défilé du 14 juillet. J’avoue être chaque fois ému par la rigueur dans la mise en œuvre des cérémonies et la charge symbolique de cet instant de communion nationale. Je pense aussi que l’événement est tout sauf anodin et moins convenu qu’il en a l’air. De la réaction du public (depuis quelques années les sifflets au passage du command-car du Président sont de rigueur) jusqu’au choix des invités en passant par la présence millimétrée de l’Europe, les animations et les rappels à l’histoire (cette année la Résistance), on peut saisir le portrait fugace d’une France qui change et en même temps reste fidèle à elle-même.

Chaque fois je suis frappé par la dimension humaine qui se dégage du défilé des troupes à pied : la taille modeste des « carrés », les différences de silhouettes, de taille, d’âge. Le pas cadencé mais pas trop. Les membres sont relâchés, l’expression du visage est laissée libre. On peut porter ses lunettes et même sourire. Chaque année, de menues erreurs font sourire et rappellent que l’aléa fait partie de la vie ; cette fois-ci une casquette perdue que les défilants suivants essayent d'éviter. L’individu, femmes et hommes, continue d’exister sous le soldat, le pompier, le légionnaire, le gendarme, l’élève. On ne sent pas d’agressivité, davantage un désir sincère de communion et l’on perçoit la subtilité d’une relation pouvoir-armée forgée de longue date et faite de respect, de sollicitude et d’obéissance. A la fin, le Président déambule et salue et, surtout, dit « merci ».

Quel contraste avec les images des parades militaires mises en scène, d’une façon de plus en plus éloquente, à Pékin ou à Moscou. Là, le gigantisme domine. Les pas sont rigides, les membres tendus à l’extrême, le rythme est si parfait que Daft Punk l’a accordé à l’un de ses tubes. Le port de tête est martial, les visages sont impassibles. Les tailles sont identiques, les corps contraints dans un formatage exemplaire. L’individu est écrasé, chacun de ses muscles est contraint, simple pièce d’un engrenage titanesque. On n’ose imaginer le sort du soldat qui trébucherait. On y voit l’illusion des puissances autoritaires que la rectitude physique préfigure la rectitude morale ; illusion que les soldats perdus de Poutine en Ukraine dissipent un peu plus chaque jour. En Chine, le défilé s’accompagne de messages du Président à vie qui commande aux soldats de s’endurcir et de se préparer au combat, en réponse une foule exaltée crie sa fidélité au Parti. A Moscou, c’est désormais la morosité qui domine : troupes atrophiées et un discours obsidional sur une Russie constamment agressée par les forces hostiles de « l’Occident collectif ».

https://www.youtube.ChinaArmy ft. DaftPunk

Le grand historien Marc Bloch, tombé sous les balles des Nazis, disait que quiconque ne vibrait pas au double souvenir du sacre de Reims et de la fête de la Fédération (première célébration de la prise de la Bastille) ne comprenait pas véritablement la France. Manière de rappeler la profondeur du creuset national par-delà les régimes politiques et de dire que l’identité de la France ne se pense qu’en synthèse. Plus légèrement, je dis à mes amis des Antipodes que quiconque n’a pas vu, le 14 juillet 2017, la fanfare de l'armée française jouer et chorégraphier la musique de Daft Punk (encore) ne comprend pas vraiment la France. On y voit un mélange de solennité, de sérieux, d’application, de créativité, de joie bon-enfant, de transgression des rites, un brin de folie et une complète indifférence à la moquerie ; en bref, ce qui ressemble à un amour irréductible de la liberté et le rappel que cette liberté chérie est la synthèse de la fragilité individuelle et de l’élan collectif.

https://www.youtube.DaftPunk_14Juillet

A quelques centaines de kilomètres des Champs Elysées, Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, essaie désespérément de nous effrayer à coup de « F16 = arme nucléaire » ou de risques imminents de confrontation entre l’OTAN et la Russie… avec Marine le Pen dans le rôle de fidèle soutien du régime poutinien. Peut-être peut-on rappeler au ministre que son armée n’a pas réussi à passer le Dniepr et que, comme le Président Biden l’a déclaré, la Russie a déjà perdu la guerre. Pour autant, la menace sur nos démocraties persiste. Elle est protéiforme et les forces déterminées à les faire plier sont considérables. L’angle d’attaque est connu : tout doit être relativisé et la liberté ne vaut pas de mourir pour elle. C’est bien de « forces morales », thème choisi pour ce 14 juillet 2023, dont il est d’abord question pour protéger notre bien commun démocratique et se rappeler sans cesse que céder devant l’agression est un répit de courte durée.

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