Capitalisme numérique : la fin de la confiance ?

Mark Hunyadi est professeur de philosophie à l’Université catholique de Louvain. Il a publié son dernier livre, « Faire confiance à la confiance », en août 2023. Il s’agit d’une critique assez radicale de la société technique dont l’intelligence artificielle est une des expressions, fondée en partie sur les thèses du philosophe Marcuse aujourd’hui un peu oublié et sur une analyse fine du rôle des relations de confiance dans la société.

Mark Hunyadi met d’abord le projecteur sur l’individualisme moderne où l’individu exprime ses propres fins en construisant un monde à son image. Il jouit pour cela d’une liberté totale, longtemps revendiquée et désormais pleinement garantie par le droit.

Cet individualisme qui constitue la colonne vertébrale du libéralisme économique, puise ses racines dans le nominalisme apparu au quatorzième siècle. Tournant le dos à la philosophie grecque (croyant comme Platon à la réalité des idées constituant l’essence des choses ou comme Aristote à un monde parfaitement ordonné ou chacun doit trouver sa place) largement reprise par Thomas d’Aquin dans son analyse des substances, il dénie l’existence des essences. Qui a jamais vu l’Homme ? Personne. L’Homme avec un grand H n’existe pas, on ne peut rencontrer que des hommes ou des femmes. Les concepts, les idées, les essences, le principe d’ordre, ne sont que des mots. Il ne faut pas confondre ces fantômes avec la réalité. Sur elle seule, nous pouvons agir. A connotation d’abord religieuse avec Guillaume d’Ockham (Dieu tout puissant n’a pas pu laisser des « essences » s’interposer entre lui et sa création), le nominalisme s’est mué en une philosophie de l’action exaltant la volonté individuelle. Il a fortement influencé le libéralisme et l’individualisme, la primauté de la raison et une dévotion pour les droits de l’Homme.

Hunyadi se livre ensuite à une analyse intéressante des rapports entre l’action et la confiance. Sans un minimum de confiance entre individus, aucune activité n’est possible. Lorsque j’agis, je prends en compte les comportements les plus probables de ceux qui peuvent être concernés par mon action. Quand je conduis par exemple, je fais l’hypothèse que le conducteur d’en face ne quittera pas brutalement sa voie pour se jeter sur mon véhicule. Si je ne fais pas cette hypothèse et si je ne lui accorde pas un fort degré de confiance, je ne prendrai pas le volant. Toute action implique de ma part un pari sur le comportement de ceux qui y sont englobés, que je les connaisse ou non. « Faire confiance, ce n’est pas calculer les risques, c’est les prendre ». Mon action ne dépend pas seulement de ma volonté ou de mes calculs. Elle exige au préalable un lien de confiance. C’est la confiance qui nous connecte au monde. Notre existence, dit Hunyadi, « est tissée de cet enchevêtrement d’attentes de comportements (...) qui confèrent complexité et épaisseur à la vie sociale ».
Le nominalisme est mal à l’aise avec cette obligation de faire confiance chaque fois que notre rapport au monde est en jeu puisqu’il entend préserver la souveraineté de la volonté qui constitue son fondement.

Il a trouvé à cette problématique une solution radicale consistant à prendre le contrôle des inévitables interactions personnelles que rencontre la volonté.
C’est ici que l’analyse de Mark Hunyadi intègre les possibilités pratiquement illimitées offertes par l’Intelligence artificielle et apparait la plus hardie.
Pour lui, le numérique rassemble les trois forces dominantes à l’œuvre dans la société : l’idéologie des droits de l’Homme garantissant la pleine liberté d’action, la puissance du marché et le règne sans partage de la technique.
Les progrès de la technique et notamment l’intelligence artificielle, rendent désormais possible une interposition systématique de la machine entre l’Homme et le monde.

L’Homme accepte cette interposition, comme envoûté par une force qui à la fois le dépasse et trouve une profonde résonnance en lui. Cette force, c’est son propre désir. Désir de tous ordres (accéder à des connaissances et des informations illimitées, à des contenus libidineux, passer pour un caïd sur les réseaux sociaux, tuer symboliquement ses ennemis ou adorer de nouvelles divinités, ...) à portée d’un clic. L’outil technique tire parti de cette dépendance pour capter au fil de l’eau toute information susceptible d’identifier les désirs, les émotions, les préventions, de les mesurer, les comparer, les profiler bien au-delà de ce qui serait nécessaire pour vendre de nouveaux services. Le but est de prévoir nos comportements (donc d’en prendre le contrôle) et de démonétiser les relations de confiance que nous tissions consciemment ou non avec notre environnement.

Ce surplus comportemental que nous offrons aux grands opérateurs est la nouvelle mine d’or du « capitalisme numérique » qui est un capitalisme de surveillance.
La machine devient tiers de confiance. Elle seule ouvre les portes du monde numérique devenu le monde de la vie, à condition de passer par ses fourches caudines : mots de passe, de plus en plus sophistiqués et lourds à manier, procédés multiples et redondants de reconnaissance, impossibilité de passer outre à ses injonctions. La sécurité technique se substitue à la confiance naturelle.

Comme philosophe, Mark Hunyadi théorise cette évolution en ressuscitant Marcuse, figure intellectuelle des mouvements contestataires des années soixante et soixante-dix et son concept de « désublimation répressive ». Reprenant Freud, Marcuse constatait dans  « Éros et Civilisation »  que la vie sociale nécessite une répression par sublimation des instincts fondamentaux de l’Homme mais qu’avec la désacralisation opérée par la grande lessiveuse que constitue le marché et l’accélération des progrès techniques, « de plus en plus de satisfactions libidinales sont mises à la disposition immédiate de l’individu ». La sublimation ne fonctionne plus et les instincts premiers sont progressivement libérés. Mais sans effet émancipateur pour les individus parce que leur énergie libidinale est captée par le système et canalisée selon ses exigences propres. L’Homme devient « unidimensionnel », esclave obligé du système en place.
Mark Hunyadi voit dans l’industrie numérique « une puissance de désublimation d’une force inégalée (...). Nous devons sans cesse obéir à des machines pour mener nos actions à bien ». La sphère du désir s’amenuise constamment. Le mimétisme devient la règle. La satisfaction du désir est garantie par la machine. Chacun devient le fonctionnaire de son propre désir désormais « sécurisé ».

Dans une dernière partie, il met en garde sur les dangers de « cette forme immense de paternalisme technique qui nous infantilise tous » et sur la nécessité première de préserver la vie de l’esprit pour que les influenceurs ne se substituent pas définitivement  aux poètes et autres ouvreurs de portes.

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