Le 30 janvier 2024, Elon Musk annonce que la société Neuralink[i] dont il est directeur a réussi une implantation neuronale sur un être humain. Il s’agit d’un implant de mille électrodes, positionné dans la région du cerveau qui contrôle les intentions de bouger. Cette expérimentation fait suite à celles qui avaient été conduites sur des singes qui auraient été capables de jouer au jeu de Pong par leur seule activité cérébrale.
De telles expériences ne sont pas totalement nouvelles. Synchron, une société américaine spécialisée dans les interfaces cerveau-ordinateur endovasculaires, a annoncé en juillet 2022 les premières implantations de ce type aux États-Unis. Le porteur d’un implant StentrodeTM est en mesure d’utiliser un clavier numérique par la pensée. On peut aussi mentionner à ce propos les travaux de Clinatec, centre de recherche français situé à Grenoble, qui a documenté le cas d’un patient en mesure de marcher en pilotant ses jambes par la pensée [[ii]. Bien sûr, l’ambition à court terme est médicale, mais les perspectives de ces dispositifs vont bien au -delà.
Les activités de Neuralink sont à analyser dans le contexte de l’essor considérable des applications de l’intelligence artificielle (IA). La croissance spectaculaire de la capitalisation boursière de Nvidia[iii] ces dernières semaines et les déclarations de son président témoignent d’un emballement de la demande des microprocesseurs utilisés par les algorithmes de l’IA. Dans le même temps, Microsoft investit massivement, dans une fonderie de microprocesseurs ; on parle de 300 milliards de dollars US.
Cette profusion d’applications de l’IA peut avoir deux grandes orientations. L’objectif de ces équipements peut s’inscrire dans une logique de substitution des humains, avec les menaces que cela implique sur les emplois de catégorie supérieure et, en corollaire, une augmentation de l’offre pour les activités à faible valeur ajoutée. Alternativement, cette diffusion peut s’inscrire dans une logique de complémentarité qui aurait des conséquences sociales moins brutales.
Dans le premier cas, le pompier est remplacé par un robot capable de se déplacer dans un environnement difficile et dangereux ; ce peut être d’ailleurs un groupe de robots capables de se coordonner, voire un essaim de machines. Dans le second cas, le pompier humain est assisté par un exosquelette et des dispositifs d’information en temps réel qui l’aident à accomplir sa mission tout en préservant son intégrité physique. Ce second schéma offre évidemment des capacités d’interaction accrues entre les humains eux-mêmes pour une intelligence augmentée humain-machine. Dans cette dernière hypothèse, qui se rattache au mythe du cyborg, les interfaces internes cerveau-ordinateur prennent une place toute particulière, car elles libèrent le couple humain-machine des interfaces externes qui constituent un maillon faible du dispositif.
Or, on assiste à une évolution dans la pratique des interfaces : l’écran et le clavier ont eu leur époque, ils ont été en partie remplacés par les smartphones, dont la diffusion couvre 51 % de la population mondiale et qui pourraient à leur tour marquer le pas au profit de nouveaux appareils. Les ventes des terminaux neufs reculent. Dans le même temps, les ventes des dispositifs connectés (ordinateurs portables, oreillettes, montres, bracelets, lunettes ou encore vêtements) progressent.
En médecine, les électrodes à la surface du corps sont largement utilisées, les dispositifs endovasculaires deviennent banals. À l’inverse, les ventes de casques de réalité virtuelle stagnent, ce qui semble d’ailleurs un des freins au développement du métavers. En d’autres termes, le numérique se rapproche de plus en plus du corps humain, à l’exception du cerveau. Jusqu’ici le cerveau représentait la dernière frontière en matière de prothèse. Clairement, Elon Musk a pour ambition de s’y attaquer.
Sans surprise, le projet suscite des controverses. Déjà, les expérimentations sur les singes avaient donné lieu à une enquête en raison de la mortalité élevée des cobayes. Les perspectives qu’il ouvre avec cette implantation sur un patient soulèvent des interrogations multiples. Certains commentateurs, comme Laurent Alexandre (entrepreneur connu pour ses prises de position techno-solutionnistes[iv]), y verront un pas vers l’intelligence augmentée et une réponse à la menace que fait peser sur l’humanité l’avènement d’une intelligence artificielle aux capacités supérieures à l’intelligence humaine. Les tenants du transhumanisme y verront pour leur part une ouverture vers le transfert de notre être pensant sur des supports artificiels. Les inquiétudes éthiques sont particulièrement vives. Dès à présent, des philosophes comme Julie Girard[v] soulignent le risque que cela comporte pour l’identité humaine et le récit individuel de chacun.
Compte tenu de la rapidité du développement des IA et de leur diffusion, la réflexion sur les enjeux des liaisons humain-cerveau est désormais d’actualité. C’est une piste d’innovation de rupture et aussi le franchissement d’une frontière éthique peut-être comparable aux expériences sur les embryons qui ont fait l’objet d’un encadrement strict.
Une fois encore, Elon Musk aura suivi son intuition et engagé des essais sans s’embarrasser de leurs conséquences ni de l’avis de la communauté scientifique. Un pari à combien de milliards et pour quelles finalités ?
NB : Cette alerte a été publiée sur le site de Futuribles le 21 mars 2024
[i] Société cofondée en 2016 avec la participation d’Elon Musk et spécialisée dans les implants cérébraux d’interface directe neuronale.
[ii] Voir l’article de recherche originel : Lorach Henri et alii, « Walking Naturally after Spinal Cord Injury Using a Brain-spine Interface », Nature, vol. 618, 2023, p. 126-133.
[iii] Société spécialisée dans la conception des microprocesseurs employés dans l’IA, Nvidia a vu sa valorisation quintupler depuis l’arrivée de ChatGPT ; en février 2024, sa capitalisation était de 2 000 milliards de dollars US, devançant celle d’Amazon.
[iv] Auteur notamment de La Guerre des intelligences. Intelligence artificielle versus intelligence humaine, Paris, JC Lattès, 2017.
[v] Autrice notamment de : Le Crépuscule des licornes et Les Larmes de Narcisse, Paris, Gallimard, respectivement 2023 et 2024.
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