Nouvel ordre mondial, deux discours et un scenario

Alors que la défaite russe se profile, la bataille s’aiguise pour le nouvel ordre mondial qui sortira de la guerre, soit un système organisé de puissance capable de garantir la paix, pour quelques temps au moins. En effet, plus personne ne doute que la guerre provoquée par la Russie serve de catalyseur à une confrontation plus large et qu’elle sera le probable point d’aboutissement du système issu des règlements de la seconde guerre mondiale (1945 et 1990).

Récemment, à l’ONU, Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Russie a affiché la prétention de la Russie à refonder l’ordre mondial existant. Sans lui répondre directement, Jake Sullivan, national security advisor et principal théoricien de l’action extérieure de l’administration Biden, a prononcé, au Brookings Institute, un important discours qui pose les bases d’un renouvellement de l’intervention des Etats-Unis dans le monde et de leurs relations avec la Chine. A travers ces deux discours, et leur réception, on peut se faire une idée des dynamiques à l’œuvre.

Les discours

Commençons par Sergueï Lavrov. La Russie a profité de la présidence du Conseil de Sécurité pour organiser un débat public sur le thème : « Maintien de la paix et de la sécurité internationale : un multilatéralisme efficace reposant sur la défense des principes consacrés dans la Charte des Nations Unies ». Le ministre russe présidait les débats. On retiendra de sa part un discours violemment anti-occidental, ponctué de « monde unipolaire » et autre « loi du plus fort » et dénonçant un détournement des valeurs de l’ONU par un Rules Based Order (RBO) qui ne favoriserait que l’Occident et porterait atteinte à la puissance russe dans « des régions où des intérêts russes vitaux ont toujours existé et continueront d’exister ». On retiendra aussi une certaine tonalité « chinoise », avec une argumentation qui rejette « la logique de blocs et des actions provocatrices » porteuses de discorde et des attaques répétées contre l’alliance AUKUS que l’on n’attendait pas comme une priorité pour Moscou. Plus conforme à la tradition russe, les nombreuses références au colonialisme et à au néocolonialisme auxquels sont assimilées les sanctions et la domination du dollar dans les échanges internationaux. La principale proposition est une transformation systémique de l’ordre international à travers une réforme du Conseil de Sécurité et de l’ensemble des institutions fondées après la guerre (FMI, Banque mondiale, etc.) qui accorderait une plus large place à l’Afrique et à l’Amérique Latine. Le discours, en opposition frontale avec l’Occident, détaille peu les conditions d’une alternative.

Il est fort intéressant de lire le compte-rendu des interventions de pays que Lavrov rassemble sous la bannière d’un Global South réputé définitivement hostile à l’Occident[1]. Si la réforme de l’ONU et davantage de multilatéralisme sont acclamés et si l’on perçoit une profonde acrimonie envers les sanctions unilatérales, tous rappellent que la violation de la souveraineté d’un Etat indépendant n'est pas tolérable et que la résolution pacifique des conflits doit être privilégiée. La destinée du plan russe pour un nouvel ordre international semble donc d’être doublement instrumentalisée : par Pékin qui en inspire le contenu et qui seul a le leadership nécessaire pour en faire quelque chose et, plus subtilement, par tous les pays sincèrement intéressés par un ordre mondial multipolaire et qui, sans se compromettre avec la Russie, comme l’Afrique du Sud ou les juntes d’Afrique subsaharienne aujourd’hui, peuvent bénéficier de sa dynamique[2].

De son côté, Jake Sullivan réaffirme la vocation universelle du leadership américain[3]. Face à un environnement dégradé (pandémies, guerres, rivalités) son discours pose les bases d’une puissance renouvelée et propose de fonder un « nouveau consensus de Washington » capable de corriger les excès du capitalisme financier dont Sullivan reconnaît que les logiques fiscale et sociale sont mortifères et fondées sur des leurres tels que le « ruissèlement » et autres marchés « autorégulés ». De même, toutes les croissances ne se valent pas. La finance ne vaut pas l’industrie et c’est une réindustrialisation, centrée sur la transition énergétique et les technologies nécessaires à la sécurité des Etats-Unis et des Alliés (microprocesseurs), qui est au cœur de la nouvelle dynamique.

Cette diplomatie doit bénéficier à la classe moyenne américaine (a foreign policy for middle class) mais l’objectif est de solidariser le maximum de pays à la prospérité des Etats-Unis et de tirer l’ensemble vers le haut, argument qui renvoie à la grande tradition diplomatique de 1945 à laquelle Sullivan se réfère. L’Amérique réaffirme son rôle de garant d’un système financier international, dynamique et robuste, qui aidera à accroître la prospérité partagée et à faire face au changement climatique. Concrètement, Sullivan propose d’augmenter le bilan de la Banque mondiale et des banques régionales de développement et d’élargir l’accès aux financements d’infrastructures pour les pays à faible revenu, à leurs propres conditions ce qui doit les protéger du « piège de la dette » que Sullivan reproche à Pékin. Le discours prend acte que l’intégration économique ne mène pas nécessairement à l’adhésion au RBO existant et à la paix mais il promeut un ordre international très coopératif dont la matrice sera la réindustrialisation des Etats-Unis et de leurs alliés.

Le discours ne s’adresse pas à la Russie, mentionnée marginalement comme une perturbation du système international, ce qui en dit long sur les rapports de force. Il est centré sur la Chine qu’il entend contenir tout en laissant des voies ouvertes pour des coopérations et des complémentarités qui ne menacent pas la sécurité des Etats-Unis. C’est sans doute l’aspect le plus intéressant du discours : il y a une relativisation très nette des restrictions aux échanges et une claire réaffirmation qu’il s’agit de « dé-risquer » la relation mais en aucun cas de découpler la Chine et les Etats-Unis[4].

Au vu du track record et du potentiel américains, la crédibilité du projet développé par Sullivan apparait infiniment supérieure à celle du projet Lavrov mais il n’est pas exempt de contradictions.
La première est interne. Le consensus bipartisan américain est très endommagé et la présidence Trump a affranchi l’exécutif du corset de l’establishment militaro-stratégique garant de la posture internationale de Washington. Cela veut dire que la prochaine élection peut annihiler tout projet à vocation universelle comme elle pourrait détruire la relation atlantique si Trump est réélu. C’est dire l’importance de cette foreign policy for middle class, et à quel point l’opinion américaine reste un des centres de gravité du conflit en cours.
Les autres contradictions sont externes. Elles sont liées à la large contestation de ce que les experts appellent la militarisation du dollar, à laquelle les Européens eux-mêmes ont pris part[5]. D’autre part, la référence à 1945 est fallacieuse. Les Etats-Unis étaient à l’époque le seul pôle de prospérité, ce qui les plaçait de facto dans une situation unilatérale, capable de jouer à plein de leur force d’entraînement. L’Europe et l’Asie sont aujourd’hui des pôles de richesse quasi-équivalents ce qui complexifie considérablement la dynamique globale.

Quel scenario ?

On peut d’abord écarter la prétention de la Russie à renverser l’ordre mondial et, davantage encore, à le rebâtir. Toute la propagande ne peut empêcher le constat que sa réputation internationale est en lambeaux. La Russie n’a pas la force économique et encore moins technologique pour catalyser des initiatives positives en réponse aux grands enjeux mondiaux, à commencer par le climat.

Par-dessus tout, la Russie se dirige vers une défaite dans une dynamique désastreuse puisque l’on soupçonne le pouvoir de Poutine d’escalader jusqu’au bout pour échapper à son destin. La Chine a probablement intégré la défaite de Moscou. Les contacts directs avec les autorités ukrainiennes, le vote récent, à l’ONU, d’une résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine ou encore la tournée du ministre Qin Gang en Europe sont autant de signes que Pékin ne se laissera pas entraîner dans la logique destructrice de Moscou. Le niveau de perturbation provoqué par la guerre n’est pas tolérable, même si Pékin en tire un avantage tactique.

Ce qui se profile, c’est davantage une entente tacite entre la Chine, les Etats-Unis et leurs alliés sur le dos de la Russie de Poutine, jugée irrécupérable et désormais dangereuse pour tout le monde. Le règlement du conflit, c’est-à-dire la paix, n’en sera pas moins complexe. Côté occidental il faut faire avaler la défaite du poutinisme – condition sine qua non d’une paix durable en Europe – à qui la Chine a promis une amitié quasi-éternelle. C’est là où le discours de Sullivan prend tout son sens en faisant miroiter un deal de long terme pour une compétition laissant une large place à des coopérations indispensables à l’équilibre de la Chine.

Une paix véritablement globale devra fonder les conditions d’un nouveau multilatéralisme, avec la représentation dans les grandes organisations internationales comme question centrale. Jeu difficile qui consiste à s’entendre sur la relativisation de sa propre puissance et jeu risqué pour l’Europe et ses deux membres du Conseil de Sécurité, par ailleurs… anciennes puissances coloniales.

 


[1] https://press.un.org/fr/2023/cs15263.doc.htm

[2] Il faut rappeler que l’Afrique a une position commune assez solide, fondée sur le Consensus d’Ezulwini élaboré en 2005.

[3] https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2023/04/27/rem...

[4] “We are simply ensuring that U.S. and allied technology is not used against us.  We are not cutting off trade (…) we are competing with China on multiple dimensions, but we are not looking for confrontation or conflict.  We’re looking to manage competition responsibly and seeking to work together with China where we can (…) Managing competition responsibly ultimately takes two willing parties.  It requires a degree of strategic maturity to accept that we must maintain open lines of communication even as we take actions to compete”.

[5] Que les Européens ont partagé, cf. l’initiative INSTEX. D’une façon générale, on observe un retour de bâton contre l’affirmation du dollar. Voir MCDOWELL, Daniel. Bucking the Buck: US Financial Sanctions and the International Backlash Against the Dollar. Oxford University Press, 2023

Share

Ajouter un commentaire