Jankélévitch : l’impalpable je-ne-sais-quoi antidote aux maux de notre temps ?

Date de la venue de l'invité: 
Vendredi, 13 octobre, 2023

Dans le tintamarre de notre début de XXIe siècle, qui mêle parfois l'indigence de la réflexion et l'affrontement brutal des opinions, « Janké », comme l’appelaient ses étudiants, n’aurait-il pas beaucoup de choses à nous dire aujourd'hui ? C’est en partant de cette idée que le Club a organisé cette Matinale un peu atypique où il n’est pas question de géopolitique, de démocratie, de cohésion sociale ou autres thèmes habituels (quoique) mais…de « philosophie ».

Et qui mieux que Françoise Schwab pour nous transmettre « l’esprit » de la pensée de Jankélévitch ? Historienne de formation, elle fut une amie proche de Vladimir Jankélévitch pendant les 25 dernières années de sa vie et s’est ensuite consacrée inlassablement à l'édition de ses œuvres et écrits posthumes. Elle a  publié récemment chez Albin Michel « Jankélévitch. Le charme irrésistible du je-ne-sais-quoi », un essai croisant les dimensions biographiques et intellectuelles de ce penseur majeur.

L’actualité de la pensée de Vladimir Jankélévitch, pour Françoise Schwab, provient d’une « œuvre qui répond aux préoccupations de notre temps en posant les questions qui nous aident à forger nos propres réponses. La visée de ses propos concerne l’homme ordinaire et son destin, et cela, sans propension à lui intimer des préceptes ou des injonctions ».

Avant de se lancer dans son propos introductif, elle souligne d’emblée la difficulté de l’exercice : tenter de donner une idée de Jankélévitch, l’homme et le philosophe, en un temps très court.
Nous-mêmes avons choisi d’extraire de cette Matinale quelques-uns des (multiples) aspects qui nous semblent à même d’appréhender des traits marquants de l’homme et de sa pensée.

--------

Professeur de morale à la Sorbonne jusqu’en 1979, il a marqué tous ses élèves par sa personnalité chaleureuse et son bonheur d’enseigner. L’une des participante, philosophe, évoquera pendant les échanges l’ambiance inoubliable des cours de Jankélévitch : « sa voix musicale, sa façon de reprendre en permanence l’analyse pour échapper à une pensée figée (…). Il n’a jamais cédé à des modes ».

« Ses premiers travaux, dans le sillage de son maître Bergson, portent témoignage de la primauté accordée à la vie, à son expression profonde. Il repère l’émergence de l’énergie vitale dans l’adaptation du corps humain aux forces qui l’entourent. L’intuition, l’élan vital, sont les objets de son intérêt ».
Ses ouvrages écrits avant la guerre ciblent en premier lieu la conscience, la mauvaise puis la bonne. « Elle s’inscrit dans un premier moment, celui de la tentation et de toutes ses manifestations. La première tentation de l’homme survient au moment où il acquiert  la conscience de soi. La conscience se fissure dans cette connaissance, dès lors son dédoublement marque l’origine de la souffrance et du mal ». 

Après une première période idéaliste, la pensée de Jankélévitch s’infléchit.
Les années douloureuses ont fait leur œuvre ; sa pensée se cadre davantage dans une philosophie de l'action, de la volonté agissante, sans pour autant détrôner ce qui tient la plus grande place : l’amour, source de toutes les vertus.
« Est-il possible, dans un monde fondé sur l'arbitraire, sur la confusion, sur la pluralité des valeurs, de trouver un principe de choix, un motif pour agir, de percevoir la fine pointe de la bonne direction ? ».
Son « Traité des vertus » demeure ainsi un ouvrage de référence. Il s’intéresse aux vertus orientant l’action : courage, sincérité, fidélité, modestie (pour se déprendre de soi) ... Où trouver un motif pour agir ? En donnant la première place au vouloir, ce qui nécessite une conversion intérieure. Il faut toujours se remettre à l’ouvrage : toute action morale est à recommencer. Elle vise à faire tenir le maximum d’amour dans le minimum d’être. Le mystère de l’amour est aussi le mystère de l’esprit.

Il se centre non sur la durée comme Bergson mais sur le jaillissement de l’instant. « Là se situe la quête du réel ». Le je-ne-sais-quoi caractérise l’ultime relation possible à la vérité.  C’est une manière de nommer l’impossibilité d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’indicible. Il émane d’une occasion précieuse : c’est le travail du philosophe de saisir la « fée occasion » lors de son passage furtif.

Il nous met toujours en garde contre le retour des compromissions menant aux pires horreurs. Il s’est beaucoup exprimé sur l’antisémitisme et avait perçu qu’il se déguiserait en antisionisme. Montrer, parler, répéter est la seule façon de lutter contre la persistance du mal. Les crimes ontologiques ne peuvent pas être pardonnés car ils visent à détruire notre ipséité.  Il nous faut perpétuellement rester en éveil : « souvenez-vous, ne dormez pas ! ».

L’engagement, à ses yeux, n’est pas un vain mot.
« Il condamne tous les abus de pouvoir, les totalitarismes ultérieurs et les racismes de tous ordres : parce que le crime raciste vise l’humain de tout homme ». L’exigence morale rejoint ici la clairvoyance politique puisqu’il s’agit de constater que « le raciste vise bien l’ipséité de l’être, c’est-à-dire l’être de tout homme ».
Parlant en son nom personnel, lui, le philosophe du pardon, oppose le refus le plus radical au pardon des crimes contre l’humanité. Il n’a ainsi jamais pardonné aux Allemands leur compromission dans l’holocauste, bien qu’ayant écrit un gros ouvrage de référence sur le pardon. Il reçut cependant un jour une lettre d’un jeune Allemand qui, lui, lui demandait pardon pour les crimes nazis et lui répondit longuement, proposant même de le rencontrer, non pas en Allemagne, mais chez lui à Paris quai aux Fleurs.

Jankélévitch est intemporel : il est très ancré dans son temps et en même temps très « inactuel ».
Il ne veut pas imposer des préceptes ou des injonctions. Son œuvre pose des questions qui aident à forger des réponses. Il récuse l’idée-même de vision du monde. Il ne tient rien pour acquis, suspend ses jugements. Il a toujours refusé tout embrigadement.

Sa pensée est une pensée de l’inachevé, aux antipodes des systèmesJouant du paradoxe, renvoyant dos à dos les contraires, ses conclusions ne comportent jamais de synthèse car « toute terre promise est une terre compromise ». La réalité est par essence décousue, sporadique. Il nous convie pas à pas à une méditation poétique par des chemins inhabituels, notamment la musique ou la poésie.
Pour Françoise Schwab, « avare de conseils, son dessein est de former des hommes dont l’art et la méthode de penser par eux-mêmes soient un garant contre les dérapages ou aveuglements des idéologies ».
« Vladimir Jankélévitch eut conscience d’appartenir irrévocablement à son temps, de ne pouvoir s’y soustraire et, en même temps, d’en être éloigné. Cette singulière relation au présent lui permet d’y adhérer en prenant ses distances ».

Les échanges qui ont eu lieu lors de la Matinale ont permis de creuser certains des aspects « actuels » de la pensée de Jankélévitch, qui disait lui-même en 1955, en plaisantant, « J’écris pour le XXIe siècle, siècle qui discutera mes idées avec passion, contrairement au XXe » puis, bien des années plus tard « l’époque et moi-même, nous ne nous intéressons pas. Je travaille pour le XXIe siècle » (Quelque part dans l’inachevé, 1978).
Nous en restituons ici quelques extraits rapides.

 

L’influence de Graciàn
À un moment où l’Université magnifiait la philosophie allemande après la redécouverte de Hegel, Jankélévitch s’est intéressé à Baltasar Graciàn, jésuite espagnol contemporain de Machiavel. Son « désinvolte » est un antécédent lointain du « je-ne-sais-quoi ». En opposition à la pensée réductrice de Machiavel (qui légitime sans nuance la ruse), il estimait qu’il fallait conserver une distance avec ses pensées, ne pas se mettre au centre.  Le philosophe doit analyser méticuleusement les tours et les détours d’une thématique sans se prendre trop au sérieux.
 

La place de la philosophie dans la société contemporaine
La philosophie était pour lui ancrée dans la vie. Il voulait toujours être sur la brèche : Il a été de toutes les causes mobilisant l’opinion. Il s’est beaucoup investi pour la jeunesse et pour la philosophie. Il a pris la tête en 1979 du combat contre la suppression des cours de philosophie dans le cursus scolaire et s’est beaucoup démené. Il ne s’est jamais affilié à un parti, sauf pendant le Front Populaire. Il s’est toujours méfié des chapelles car elles méconnaissent la dimension universelle de la philosophie. La vocation d’un philosophe dans la société est finalement peut-être d’être un « lanceur d’alerte » ou un « influenceur »…

Jankélévitch se méfie beaucoup des certitudes et des grands systèmes philosophiques cherchant à formater la réalité. Qu’aurait-il pensé du mouvement woke ?
C’était un grand ironiste et certaines productions du mouvement woke l’auraient sans doute fait beaucoup rire. ll croit en effet à la joie comme force vitale  indispensable. Sans elle, il n’y aurait pas de capacité à créer, il n’y aurait ni musique ni poésie. 

Peut-on reconnaitre chez certains philosophes, comme François Jullien qui s’intéresse aux écarts, aux interstices dans les systèmes de pensée, une filiation avec Jankélévitch ?
Il existe chez François Jullien une parenté avec la pensée de Jankélévitch. On pourrait citer un autre suiveur, plus surprenant : Régis Debray, qui refuse de s’enfermer dans des systèmes et assume des « pas de côté » audacieux (voir son ouvrage « Bilan de faillite »).

Pour Jankélévitch le mystère de la mort est omniprésent dans la vie. Il parait adhérer à la notion bergsonienne du temps comme dimension verticale essentielle de l’Homme, conservant la trace de chacun de ses actes. Bergson à la fin de sa vie en a déduit l’immortalité de l’âme. Jankélévitch a-t-il eu ce type d’interrogation ?
En effet, Bergson croyait à la fin de sa vie en la vie éternelle (cf. « Les deux sources de la morale et de la religion ») et était désireux de se convertir au christianisme. Jankélévitch a repris  en grande partie l’analyse de Bergson sur le temps comme affectant l’essence-même de l’être, mais il exclut toute pensée religieuse. Il ne s’interdit pas de se confronter à l’universel, mais contrairement à Bergson, il conçoit l’existence du néant.
Sa pensée est subtile. Le fait d’avoir été, dit-il, n’est pas rien. Même si la vie a été très brève, le fait d’avoir existé est incontournable.  C’est le viatique de l’Homme pour l’éternité. Cette pensée laisse la place à une certaine spiritualité, voire une forme d’espérance. Elle ajoute du moins une interrogation à l’énigme du néant.

La philosophie s’intéresse de plus en plus à l’écosystème des technologies de l’information. Nous sommes désormais face à la parole des machines, produits par des mécanismes cognitifs et non sémantiques. Cela nous interroge sur les caractéristiques qui font de nous des humains. Il manque aux robots l’étincelle de l’intelligence humaine mais leur habileté à converser avec nous peut rendre impossible de distinguer la vérité du mensonge.
Le caractère universel de la philosophie en fait un outil précieux pour s’opposer aux forces d’enfermement et au relativisme généralisé.  La fonction des philosophes est de dépasser les réponses faciles, consensuelles ou préformatés. Elle ne doit pas se contenter de survoler les choses, mais aller au cœur de ce qui nous préoccupe : la vérité, le bien, le mal...
Quand il faisait passer les oraux du certificat de Morale, Jankélévitch interpellait ses étudiants après leurs exposés : « et vous qu’est-ce que vous en pensez ? ». C’était bien avant l’avènement de l’intelligence artificielle. La nécessité de préserver sa capacité de penser et de raisonner a toujours été vitale.

Si on est attentif, on s’aperçoit qu’il existe une demande grandissante pour poser les problèmes en termes philosophiques. C’est le cas actuellement sur les problématiques de fin de vie chez les professionnels de la santé.

Les organisations, à commencer par les grandes entreprises, sont très loin d’un questionnement approfondi. Elles privilégient systématiquement l‘action rapide et efficace (selon leurs critères). Comment l’attitude philosophique pourrait-elle les pénétrer ?
La notion d’immédiat est très présente chez Jankélévitch. C’est la manière d’aller au cœur des choses. Mais l’on doit aussi s’interroger sur les conséquences à long terme des réussites de cette immédiateté. Pour soi, pour les autres.
Par ailleurs, pour Jankélévitch, on ne peut pas parler du présent sans faire une référence permanente au passé. Il est tout à fait bergsonien sur ce thème. On ne peut pas construire sur un présent évanescent par nature : il faut comprendre les évènements du passé pour les dépasser dans l’action présente.
Le rapport de force jouera-t-il un jour en faveur de la philosophie pour aborder ces questions dans le monde des affaires ?

Sur quoi s’appuie la conscience morale ? Existe-t-il une vérité ?  Comment Jankélévitch démêle-t-il le bien du mal ?
La conscience morale ne vaut que pour ceux qui se posent des questions. Mais le mal résulte de l’exercice d’une volonté de faire le mal. Il faut renverser la formule de l’Évangile en : « ne leur pardonne pas car ils savent ce qu’ils font ».
La morale se vit et se jauge dans la vie, donc à travers de petites choses. L’Homme est responsable de ses actions. Il a la liberté de construire un monde meilleur ou de le rendre pire.
Quelle est la fine pointe de la Vérité ? Certes, elle dépend en partie de celui qui l’exprime. Mais elle implique nécessairement de ne pas induire l’action dans une mauvaise direction (celle du mal, de la violence, de la haine). On peut naturellement avoir du mal à définir, avec la meilleure volonté du monde, la direction juste, par exemple en cas de dilemmes cruels dont les deux branches peuvent avoir des implications très négatives.
C’est qu’il n’y a de vérité que partitive. Elle n’est jamais complète. En voulant honorer une valeur, on met à mal une autre.

-------------------

Comme d’habitude, vous pouvez retrouver en vidéo sur la chaîne Youtube du Club l’intégralité de l’intervention de Françoise Schwab et des échanges auxquels elle a donné lieu.
Pour ceux qui sont sur LinkedIn, une série d’extraits choisis sera également publiée sur la page du
Club, n’hésitez pas à réagir et à les relayer.

Share

Ajouter un commentaire