C’était comme une évidence : Thierry Keller, co-fondateur d’Usbek et Rika, le « média du futur », qui (c’est ainsi qu’il le décrit) « tient la chronique des bouleversements de notre temps, avec une méthode prospective et un état d’esprit : vigilance et optimisme » ne pouvait pas ne pas être un jour l’invité des Vigilants, dont « l’optimisme » est l’une des valeurs dominantes clairement affichée.
La sortie de son dernier livre « Entre déclin et grandeur. Regard des Français sur leur pays » co-écrit avec Arnaud Zegierman (fondateur de l’institut Viavoice) nous a fourni l’occasion d’échanger avec lui sur quelques points clefs ressortant de l’étude qu’ils ont menée auprès des Français.
Forts de leurs expériences communes visant à s’attacher à mieux décrypter la société française (ils ont déjà co-écrit en 2017 « Ce qui nous rassemble. Comment peut-on encore être français ? », où ils défendaient l’idée d’un peuple français bien plus soudé qu’on ne se l’imagine, et Viavoice s’est associé à Usbek et Rica en 2020 pour élaborer « l’Observatoire des identités »), ce livre pour ses auteurs « appelle à porter un regard moins déformé sur nous-mêmes ».
Les auteurs pour mieux comprendre les Français sont « allés sur le terrain » écouter ce que les gens leur disaient spontanément (des interviews qualitatives, en profondeur, où l’écoute était la règle) avant de se lancer dans une enquête quantitative alimentée par ce qu’ils avaient entendu.
En schématisant beaucoup, on peut dire qu’il ressort de ces investigations que la très grande majorité des Français, ceux qu’ils qualifient de « France des terrasses et des barbecues »[i], « craint ce qu’elle voit sur CNews, mais a le sentiment de vivre sur une autre planète ».
Du point de vue des Vigilants, l’enjeu démocratique et sociétal est d’éviter que cette « vraie France » ne se détourne définitivement de la chose publique et renforce ainsi encore l’écart entre la réalité du pays et ses élites, en accentuant encore le décalage qui existe entre le discours médiatique dominant, les débats politiques qui tiennent le devant de la scène et la réalité des préoccupations des « gens » et de la manière dont ils ressentent ce qu’ils vivent, dont il voit leur pays.
« La France des Terrasses et des barbecues », c’est la France qui va bien[ii] mais qui s’inquiète pour l’avenir du pays.
Car les Français sont heureux de vivre en France. Certains chiffres sont éloquents :
- 81% des Français déclarent se sentir bien dans leur pays
- 82% jugent que la vie y est agréable
- 88% s’estiment chanceux de vivre en France
- 69% trouvent que la France fait envie
Thierry Keller relève que le travail est très structurant dans notre société : les enquêtes approfondies auprès des salariés français révèlent que, toutes catégories sociales confondues, ceux-ci ont une vision très positive du travail. « La posture de gauche traditionnelle consistant à s’apitoyer sur le travailleur est absurde ». Les rencontres avec les collègues par exemple font partie des choses essentielles à sa vie, à la construction de son identité. Et l’on a ainsi a pu voir combien le télétravail à outrance a créé du stress et de la souffrance chez ceux qui y étaient le plus exposés.
Des préoccupations fortes sont fréquemment évoquées dans les entretiens qualitatifs. Principalement des ressentis d’injustices dans la vie quotidienne et de « mauvais traitement » par les services publics (les auteurs parlent d’un « service client défectueux »).
Des inquiétudes ressortent aussi. Notamment sur le manque de solidarité (seuls 26% estiment que les Français « sont soudés »). Mais aussi pour l’avenir : 86% se disent inquiets pour les générations futures.
Mais au total un réel décalage se dessine entre un pays décrit parfois comme au bord de la guerre civile par les médias (ou à travers ce qui est mis en avant des échanges sur les réseaux sociaux) et ce que ressentent les gens face à cela : l’aspiration dominante (90%) à ce que « la France soit un pays plus apaisé ».
Les « sources de responsabilité » dans ce phénomène de déformation du réel sont multiples.
Il faut en prendre conscience pour que « la France des Terrasses et des barbecues » soit plus présente, plus « écoutée » et que notre pays se porte mieux.
Les auteurs du livres se sont gardés de présenter ainsi la question de manière frontale. Mais il ressort clairement que médias et politiques portent une grande part de la responsabilité de ce phénomène.
Beaucoup de médias mettent de l’huile sur le feu et concourent au sentiment de déclin ou d’une France divisée, « archipelisée », au lieu d’inciter à la réunion et à l’apaisement.
Le débat public invisibilise en quelque sorte cette grande majorité silencieuse qui fait beaucoup moins de bruit que les différentes minorités perturbatrices trop souvent mises en avant (via les réseaux sociaux, les manifestations ou dans les débats politiques télévisés), n’a peut-être pas (plus ?) envie de s’exprimer. Soit en rejoignant silencieusement la premier parti de France (l’abstentionnisme donc) soit en recherchant et trouvant la réponse à sa motivation d’hédonisme dans la sphère privée.
Thierry Keller met en garde : « les médias, c’est aussi chacun d’entre nous à travers les réseaux sociaux ». « Les niches médiatiques sont essentiellement urbaines. Elles vivent dans l’entre-soi. La majorité silencieuse y est indifférente ». Elle « s’en fout ». Et comme elle prend peu la parole sur les réseaux sociaux cela concoure à accroître son invisibilité.
Les médias, ce sont aussi les « sondages » (essentiellement politiques) qui participent à l’idée d’affrontement entre Français en exacerbant les antagonismes.
« Beaucoup de journalistes les utilisent pour "faire le buzz" et dans le même temps les enquêtes détaillées sur le climat social contredisent l’impression émanant des sondages politiques » publiés en Une ou couverture. Le danger est qu’ils alimentent des prophéties autoréalisatrices (cf. Eric Zemmour, qui a surfé sur les sondages et y a ancré sa légitimité).
La rhétorique du déclin semble irriguer en permanence le débat public, alimenté « à l’autre bout » par ce que Thierry Keller qualifie de « fantasme de grandeur ». Or cet axe « grandeur/déclin ne colle pas avec la réalité de la vision qu’ont les Français de leur propre pays ».
Si les auteurs se sont gardés de fournir un « catalogue de recommandations » à la manière d’un n-ième rapport… les échanges avec Thierry Keller ouvrent quelques pistes.
Lutter chacun contre cette idée de « déclin »
Chacun de nous, s’il s’écoute, peut se persuader facilement du déclin de la France (Thierry Keller évoque le personnage du vieux râleur Hervé dans les publicités du Crédit Mutuel). Avant de se persuader que c’était mieux avant, encore faut-il voir comment vivaient réellement les gens ou même comment nous vivions. « Nous avons chacun à faire taire le décliniste qui est en nous ».
Comme déclin et grandeur sont en fait les deux faces d’une même médaille, il est essentiel pour Thierry Keller de lutter contre ce fantasme de grandeur… si l’on veut éviter de prendre le risque d’une prophétie autoréalisatrice du déclin…
Renoncer à une grandeur qui pèse pour devenir un pays plus adulte.
La France semble contempler en permanence sa propre décrépitude… Face à cela, on a du mal dater sa grandeur : était-ce sous Louis XIV ? sous Napoléon ? Sous De Gaulle ?
Pour Thierry Keller, « on a tendance à considérer les autres pays comme le décor d’une pièce où la France tiendrait le premier rôle. On porte en fait un véritable fardeau qu’il faudrait poser au sol pour devenir enfin un pays mature ». « Bienvenue dans une relation adulte de la France avec elle-même et avec les autres ».
Si la France dépassait enfin sa crise d’adolescence ? Et se débarrassait de ce petit complexe de supériorité né d’un complexe d’infériorité (on ne représente que 0,7% de la population mondiale…) ? Le monde avance en partie sans nous. Il est peut-être temps de lâcher prise, de souffler un peu et, d’une certaine manière de « rentrer dans le rang pour devenir plus heureux ».
« Les politiques devraient la conforter dans l’idée que la France est un « grand petit pays (Valéry Giscard d’Estaing qui avait une vision raisonnable parlait de « grande puissance moyenne »). Cette conviction changerait notre rapport à l’autre. »
D’ailleurs, pour 60% des interviewés de l’enquête menée pour écrire le livre « La France est une puissance moyenne » (15% répondent « grande puissance » et 20% « ce n’est pas une puissance qui compte »). Il serait peut-être temps que les politiques le pensent aussi ?
In fine ressort le grand défi d’un « projet », d’une vision pour l’avenir du pays
L’avenir inquiète les Français, parce qu’il ne semble pas préparé aux yeux d’une grande majorité d’entre eux (64%). Alors que, dans le même temps, la première chose qui ferait dire aux gens que « la situation en France s’améliore » est justement « une capacité à mieux préparer l’avenir ». C’est un peu comme la dénonciation implicite d’une politique à courte vue, du manque de grand projets et l’expression d’un souhait de prendre en compte le long terme si cher aux Vigilants en sortant d’un système médiaticopolitique sans cesse centré sur le court terme !
Face à l’enjeu écologique majeur de notre époque, et même s’il est essentiel de porter une parole plus optimiste et réaliste, celle-ci ne suffit pas. L’écoanxiété et l’influence des colapsologues est forte dans les jeunes générations (ils sont 78%, contre 64% en moyenne à se dire inquiets pour leur avenir personnel). Elles diminueraient s’ils voyaient les pays s’engager dans une voie lisible de transition.
Comme l’a très bien exprimé l’un des participants : « il faut rechercher un nouveau récit avec les jeunes générations. Elles sont prêtes à coopérer avec les anciennes générations sur beaucoup de sujets comme la recherche d’harmonie, la société du lien (n’oublions pas que 16 millions de Français appartiennent à une association) ».
Il serait peut-être temps que toutes les « équipes de campagne » des candidat(e)s à l’élection présidentielle y réfléchissent et fassent de vraies propositions, enfin tournées vers l’avenir, en cessant de faire comme si "la France des terrasses et des barbecues" n'existait pas...
[i] Une France hédoniste… qui envahit les terrasses à la sortie du confinement et voit une explosion du marché du barbecue en 2020 ainsi d’ailleurs que…de celui des piscines (nous sommes le deuxième marché en volume du monde après les Etats-Unis !).
[ii] Thierry Keller cite un article de Luc Bronner paru dans le Monde : « La France heureuse, la France qui va bien, et si c’était elle, la majorité silencieuse ? ». Celui-ci évoque « Paris, et le mal français, avec ses politiques trop éloignés, ses médias trop négatifs, ses débats sans fin, ses polémiques sans fond et ce pessimisme qui creuse les fractures et finit par abîmer les liens »
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