Aujourd’hui, la France s’endette vis-à-vis du reste du monde pour consommer des combustibles fossiles et des biens industriels qui ont une empreinte écologique trop forte, qui nous rendent dépendants de nombreux pays, qui contraignent énormément le budget des ménages et qui ne nous laissent pas assez de moyens budgétaires pour réaliser les investissement d’avenir indispensables.
Auteur de La sobriété gagnante. Pouvoir d’achat, écologie, déficits : comment sortir de l’impasse ? Benjamin Brice[i] nous a livré dans son introduction à la Matinale du Club les grands éléments du diagnostic qui l’ont conduit à cette idée de « sobriété ». Elle vient bousculer les modes de raisonnement économiques dominants des dirigeants actuels, qui semblent conduire à une impasse.
La « sobriété » n’était pas son point de départ. Mais l’analyse très complète qu’il livre des multiples difficultés spécifiques que traverse la France (difficultés économiques mais également sociales et, disons-le, « sociétales »), pays confronté aux enjeux de la transition écologique et des investissements d’avenir indispensables pour affronter les crises, l’a conduit à identifier LA solution selon lui gagnante pour la France : se concentrer sur la réduction de la consommation de nos importations polluantes ET relocaliser.
Citons Alain Grandjean, cofondateur de Carbone 4 avec Jean-Marc Jancovici : « L’originalité de sa démarche est qu’il relie directement la question de la sobriété aux enjeux économiques et sociaux de la France. Dans sa perspective, la révision de notre consommation ne serait pas seulement bénéfique pour diminuer l’empreinte écologique du pays et renforcer sa résilience ; elle permettrait également de rééquilibrer la balance commerciale, de relocaliser des activités industrielles et de dégager des marges de manœuvre financières pour investir dans l’avenir. Voilà qui pourrait permettre d’envisager la sobriété d’une manière beaucoup plus positive. »
Le constat de Benjamin Brice est clair : « La France vit au-dessus de ses moyens »[ii]
Tout d’abord notre empreinte écologique est trop forte. Notre mode de vie repose sur l’abondance. Or beaucoup cherchent à « l’imiter », accroissant ainsi la pression écologique et l’exploitation d’un volume trop important de ressources.
Ensuite notre déficit commercial atteint des sommets. La désindustrialisation des dernières décennies est une vraie spécificité française : le pays a perdu entre 2000 et 2020 un million d’emplois industriels ; depuis 1982, le taux de chômage des ouvriers a été en moyenne de 12 %.
Nos dépenses publiques sont très contraintes alors qu’il faudrait investir massivement pour préserver l’avenir. Il est essentiel d’investir dans la défense, dans la transition écologique, dans l’éducation, dans la recherche, dans la justice, dans les hôpitaux, … Tout ce que nous n’avons pas fait depuis quelques années, provoquant des accroissements des inégalités, le sentiment (justifié en regard des baisses de dépenses de fonctionnement depuis une quarantaine d’années) de la dégradation des services publics.
Pour Benjamin Brice, nos gouvernants ont commis une terrible erreur de jugement en prônant un cap socio-économique toujours marqué par la volonté d’accroître avant tout la « compétitivité ».
Les principaux leviers activés pour rendre l’économie française plus compétitive (diminution du coût du travail, introduction de plus de flexibilité, réduction de l’imposition sur le capital et, pour financer l’ensemble, maîtrise des dépenses publiques) ne permettent toujours pas à la France de s’en sortir.
En outre, l’adaptation à la concurrence étrangère a remis en cause plusieurs équilibres. Les baisses de cotisations sociales ont été compensées par une forte hausse des impôts, notamment des impôts non progressifs qui pèsent beaucoup en bas de l’échelle sociale. En parallèle, les politiques d’austérité ont dégradé l’état des services publics et empêché de suffisamment investir dans l’avenir. Si l’on ajoute à cela les efforts demandés aux classes populaires (classes moyennes inclues) en termes de conditions de travail et de précarité, il devient aisé de comprendre le sentiment d’injustice exprimé par toute une partie de la population, un sentiment qui mine profondément la cohésion sociale et la capacité des gouvernants à agir. La défiance envers les politiques ne cesse de croître.
Mais alors, que faire ? L’alternative de la « sobriété »
La priorité ne doit plus être la production et les exportations, mais la consommation et les importations.
Pour Benjamin Brice, il faut faire converger nos besoins écologiques avec nos besoins économiques !
Il existe une réelle convergence entre sobriété et relocalisation d’activités industrielles.
La relocalisation présente de nombreux avantages :
- Pour l’environnement : elle permet de réduire les distances de transport, de bénéficier d’une électricité bas carbone et d’appliquer des normes environnementales strictes.
- Pour lutter contre les inégalités (d’ailleurs la demande de relocalisation industrielle est particulièrement forte au sein des classes populaires) : la création d’activités industrielles en dehors des métropoles permettrait de rééquilibrer les rapports entre territoires, d’enrayer la disparition des services publics.
- Pour les finances publiques : elle permet de redonner des marges de manœuvre budgétaires (augmentation des recettes fiscales et la diminution du poids des transferts sociaux liés au chômage et à la précarité)
La combinaison « sobriété-relocalisations » pourrait représenter une espèce de « nouveau cap » à fixer par nos gouvernants, susceptible d’enrayer la défiance liée aux effets des politiques de compétitivité.
Les différentes crises subies depuis ces dernières années (Gilets jaunes, covid-19, guerre en Ukraine, phénomènes climatiques extrêmes…) ont vraisemblablement renforcé certaines prises de conscience et le moment est peut-être opportun pour convaincre nos dirigeants de changer d’approche… C’est d’une espèce de changement culturel (certains parleraient de « changement de logiciel ») dont il s’agit pour nos gouvernants aujourd’hui…
Les échanges avec les participants ont permis de préciser certains points clefs
Nous sommes aujourd’hui confrontés à un risque d’explosion sociale si nous poursuivons dans la voie de la compétitivité. On assite à une espèce d’engrenage : le pouvoir d’achat n’augmente pas, les dépenses contraintes augmentent, et ce que la société nous pousse à consommer augmente également (cela on l’oublie souvent).
L’impératif de revoir nos modes de consommation. Et en priorité les modes de consommation des plus aisés d’entre nous
La relocalisation représente bien sûr un surcoût de main-d’œuvre et va entraîner un renchérissement des prix.
Les plus aisés, dont on sait que l’empreinte écologique est aussi la plus forte, disposent de plus de « marges de manœuvre » et surtout constituent une sorte de « modèle » en matière de consommation pour les autres.
Quelques ordres de grandeur à avoir en tête.
En moyenne nous « consommons » chacun cinq tonnes de GES. Pour les 10% les plus riches ce chiffre passe à 25 tonnes ! Bien sûr, le premier levier pour les plus aisés est la réduction des transports aérien, mais il faut savoir que la proportion de consommation importée est plus forte chez les classes supérieures que chez les autres, dans l’absolu bien sûr mais aussi en relatif.
La sobriété en question n’est pas de la « décroissance » mais suppose de remettre en cause notre modèle actuel de consommation, ou plutôt « d’hyperconsommation »
Il ne s’agit pas de réduire la consommation en valeur, il s’agit de réduire la consommation importée.
Cela signifie donc de réorienter la consommation vers des biens ou services qui bénéficient directement à l’économie française.
Le secteur des textiles, et surtout celui de l’automobile et des téléphones mobiles ont plusieurs fois été cités.
Les voitures neuves sont de plus en plus surdimensionnées et de plus en plus sophistiquées. Outre l’impact écologique négatif, cette évolution est très défavorable aux classes populaires : en dix ans, le prix d’un véhicule neuf est passé, en euros constants, de 20 000 en 2010 à 27 000 euros en 2020.
Par ailleurs, en 2021, le secteur automobile représente 18 milliards de déficit commercial, contre 10 milliards environ d’excédent au début des années 2010. Cela « pèse lourd de consommer des véhicules surdimensionnés fabriqués à l’étranger »…
Quant au téléphone mobile, bien sûr, nous en avons aujourd’hui tous « besoin », « mais pas forcément le téléphone dernier cri… ni de le changer quand il fonctionne encore ».
Augmenter la durée de vie de nos équipements électroniques permettrait à la fois de réduire les besoins d’extraction, de diminuer le déficit commercial (18 milliards d’euros de déficit en 2021 pour les téléphones et les ordinateurs) et de baisser la contrainte sur le pouvoir d’achat que fait peser le renouvellement accéléré des appareils.
Un mouvement de recyclage/reconditionnement des appareils se développe. Il y a certainement des choix fiscaux à faire pour privilégier cette activité !
« Sobriété juste » et juste prix.
L’un des participant exprime son rêve d’un monde où sur chaque produit figurerait son vrai impact écologique...
Des leviers existent : réglementation, fiscalité, étiquetage. Le juste prix est une question essentielle.
Mais « il faut aussi penser à l’empreinte humaine » c’est la question de la juste rémunération.
Les prix (trop) bas ne prennent pas en compte un certain nombre d’externalités sociales, environnementales… Même dans les services on s’est habitué à un travail peu rémunéré… Réfléchir à la question de la vérité des prix…
La grande distribution nous a appris à payer un prix qui n’est pas le juste prix… Nous acceptons collectivement que les agriculteurs ne soient pas payés des rémunérations « justes ». L’Etat subventionne (prime activité, exonérations charges sur bas salaires, etc.) et derrière les impôts augmentent.
Un nouveau projet pour la France ?
Pour Benjamin Brice la grande question est une « question républicaine : jusqu’à quel point la conso est abandonnée aux libres forces du marché ou à quel point la collectivité peut avoir un poids, la main sur la conso ? ». Sachant qu’il y a des domaines où la collectivité a déjà choisi de peser sur la consommation, faisant là des « choix de société » (cas du tabac).
La question pour les politiques est de déterminer ce qui va dans le sens de nos intérêts collectifs ou pas.
Les politiques publiques ont l’opportunité de pouvoir « orienter la sobriété », en distinguant notamment selon les secteurs et les besoins plus ou moins élémentaires.
L’une des leviers pour les consommateurs qui souhaitent maîtriser mieux leur consommation résulte sans doute dans de meilleures informations sur les produits qu’ils achètent. D’où la question soulevée de « l’étiquetage environnemental ». Pour le carbone mais aussi pour la valeur ajoutée produite en France en Europe ou ailleurs. Ceux qui ont envie de changer ont besoin d’infrastructures derrière qui les aident à guider leurs choix. L’Etat a ici un rôle à jouer.
L’initiative « Les carbones sur les factures » est citée par un participant : chaque produit à chaque étape de sa production et de sa conso serait accompagné de son poids en CO2 (avec bien sûr aux frontières l’obligation d’informer sur le poids carbone ou un barème carbone douanier si l’importateur n’a pas calculé). Aujourd’hui seules les grandes entreprises ont les moyens de calculer leurs bilans carbone. Il faudrait que cela se passe à toutes les étapes du circuit des produits. La méthode C/f permet cela, par enchaînement « naturel » (comptable) depuis les producteurs primaires jusqu’à la facture du consommateur final (qui n’est pas forcément un particulier).
L’enjeu est de parvenir à faire adopter par le plus grand nombre des modes de vie plus sobres mais non contraints.
Pour Benjamin Brice, « il faut comprendre que la consommation est souvent évaluée par rapport aux autres, un certain modèle qui domine à un instant ». Si les plus aisés (les « early adopters ») font évoluer ce modèle en réorientant leur consommation, d’autres suivront.
Ce n’est pas évident, mais il rappelle que « la satisfaction ou le bien être consommatoires ne sont pas forcément liés au niveau réel d’abondance. Ce n’est pas parce que la consommation matérielle est moins importante que l’insatisfaction est forcément là. Ainsi, en 1979 la moitié de la population avait impression que son niveau de vie avait augmenté dans les 10 dernières années. En 2019 c’est seulement un quart alors que nous consommons plus, que le niveau de confort matériel est bien supérieur… ».
Par ailleurs, les restrictions actuelles, qui sont certes pour beaucoup des contraintes subies vont peut-être aider à aller de manière choisie dans la bonne direction ?
Rêvons un peu : si nos dirigeants s’emparaient de cette question, ne pourrait-on pas aller jusqu’à parler d’un nouveau projet de société pour la France, susceptible de nous entraîner tous et de restaurer notre cohésion sociale ?
[i] Diplômé de l’Essec, où un cours « Philosophie et commerce » l’a incité à suivre un master de Philosophie politique à la Sorbonne, Benjamin Brice est docteur en science politique de l’EHESS. Son livre très documenté et sa façon d’aborder l’état de la France s’inscrivent dans un esprit marqué par ces héritages.
[ii] Pour lire son analyse plus détaillée : https://alaingrandjean.fr/tag/sobriete/
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