Scientifique mondialement connu depuis la médaille Fields qu’il a obtenue en 2010, personnalité atypique de l’univers politique français, Cédric Villani est un « conteur »[i]. Ce qu’il aime, c’est raconter des histoires qui parlent aux gens, à leurs émotions, avant de s’attacher à « démontrer techniquement » quoi que ce soit.
C’est ainsi qu’au début de son intervention (Cédric Villani intervenait lors d’un webinaire du Club intitulé : Science et Politique, un mariage impossible ? ») il nous a d’abord longuement décrit, lui qui a toujours œuvré dans sa carrière scientifique pour un « rapprochement des sciences avec la société »[ii], comment son engagement politique est lui aussi, d’une certaine manière, venu de son envie de rapprocher les citoyens des questions politiques. « Fédéraliste européen » convaincu, il nous a raconté comment il s’était finalement retrouvé, peut-être pas complètement par hasard mais par une combinaison de circonstances finalement assez inhabituelles (ou en tout cas nouvelles dans le paysage politique français), élu député français en 2017.
Lors des échanges avec les participants celui qui nous a dit que son « devoir » était de trouver comment être « le fidèle serviteur des idées, qu’elles soient mathématiques ou politiques » et qu’il aurait rempli sa mission quand il aurait trouvé les moyens de mettre sur pied les bonnes façons de faire en sorte que les idées puissent être défendues « au-delà d’un mandat » et a eu l’occasion de revenir à maintes reprises sur plusieurs grands sujets qui lui tiennent à cœur.
Après nous avoir décrit les deux grands « chocs » qu’il a subis en passant de l’univers de la science à celui du politique (et qui ont rendu sans doute peu enclins à susciter des vocations politiques chez les membres du Club des vigilants qui l’écoutaient), il nous a fait comprendre comment la science, ou plutôt l’esprit scientifique et LES sciences, peuvent constituer aujourd’hui de vraies ressources pour un esprit politique rénové, capable de renouer avec la confiance des citoyens et d’aboutir à de bonnes décisions malgré un contexte actuel plus que menaçant.
Science et politique : un choc culturel que le poids des réseaux sociaux exacerbe
Pour le mathématicien, le passage de l’univers de la science à celui de la politique (juste avant son élection il dirigeait l’Institut de recherches mathématiques Henri Poincaré) fut une espèce de choc, tellement deux de leurs grandes composantes, temporalité et rapport au débat, apparaissent si fondamentalement opposées.
Un univers politique fortement marqué par la domination du court terme et la pression de l’immédiateté, à l’opposé d’un univers scientifique de la recherche marqué par le temps long et la quasi-absence de contraintes temporelles.
Alors qu’un scientifique, quand il se lance dans une recherche et l’exploration d’un problème donné, dispose d’un temps quasi-infini, Cédric Villani décrit combien l’emploi du temps d’un parlementaire est aujourd’hui à des années lumières de l’imagerie populaire (à se promener tranquillement dans sa circonscription, souvent absent des débats dans les assemblées, …) et combien la nécessité de devoir au contraire sans cesse devoir se démultiplier empêche de prendre le temps du recul pour approfondir les sujets. D’un côté, la nécessite de réagir parfois à la minute sur un sujet donné, de l’autre la possibilité de prendre son temps.
A l’heure des chaînes d’info en continu, le jeu de l’immédiateté est le grand gagnant en politique, aux dépens de la possibilité d’approfondir tous les tenants et aboutissants des sujets de débat public et de mettre en œuvre des décisions reposant sur des visions à long terme.
Comment parvenir à répondre dans l’heure, voire dans la minute, à une question dont on n’a pas soupesé tous les arguments favorables ou défavorables ?
Comment se positionner face à une problématique qui provoque des réactions « émotionnelles » dans l’opinion publique sans l’avoir au préalable étudiée et avoir pu confronter ses idées avec d’autres sur le fond ?
Un univers politique marqué par un rapport au débat public polémique, agressif, sans cesse inflammable.
En politique, la polémique est la règle. Il faut « combattre son adversaire » en permanence, « on se fait insulter à peu près tous les jours » sur les réseaux sociaux. Alors que dans l’univers scientifique, même si les controverses sur le fond peuvent être parfois très violentes, ce qui ressort dans l’espace public est très feutré, voire policé. On sent quand il en parle, même s’il dit qu’il faut s’y adapter, que Cédric Villani a eu du mal à s’y faire. On se demande même s’il s’y est vraiment « fait » …
Des réseaux sociaux amplificateur de ces véritables « handicaps » du politique
Cédric Villani a eu l’occasion à plusieurs reprise d’évoquer le rôle des réseaux sociaux, qui semblent renforcer ces caractéristiques « d’ambiance » de la politique peu enclines à faire évoluer les esprit vers des compromis et échanges de fonds nécessaire à l’élaboration de toute décision efficace.
Plusieurs de leur caractéristiques actuelles aggravent en effet le court termisme comme elles renforcent le caractère polémique des débats publics.
Il souligne notamment le poids des idées reposant sur la « colère » comme bien plus faciles à propager que les idées exprimant de la « nuance » …
L’esprit scientifique au secours du politique ?
Pour Cédric Villani, aujourd’hui engagé dans ce sens via sa présidence de l’OPECST[iii] : « de nombreuses décisions politiques nécessitent des arbitrages où la parole scientifique serait plus qu’utile. Cela semblerait donc une bonne idée a priori de renforcer le poids des sciences en politique ». Mais, souligne-t-il : « Or il semble que cela n’aille pas de soi. »
Le rapport entre science, politique et société, s’inscrit aujourd’hui dans un écosystème qui aboutit bien souvent à une véritable instrumentalisation de la science alors qu’elle devrait être l’un des piliers des bonnes décisions, des arbitrages. Et d’ailleurs Cédric Villani ne limite pas La science aux « sciences dures », mais met en avant le rôle fondamental que doivent jouer les « sciences humaines et sociales ».
Du constat d’une (trop) courante instrumentalisation de la science dans les débats public...
Dès son introduction, Cédric Villani souligne cette instrumentalisation de la science comme un autre des faits marquants de l’univers politique : « tous les camps invoquent la science », c’est-à-dire le plus couramment des résultats d’études scientifiques qui vont dans le sens de ce que chacun cherche à prouver (Villani parle de recherches « anglées » …). Aujourd’hui, une forte pression psychologiques s’exerce sur le politique, qui se sent une sorte « d’obligation d’affirmer » pour être crédible. Comme si la transparence nécessaire à la confiance nécessitait de ne pas pouvoir dire « je ne sais pas ». La règle de la recherche scientifique semble s’inverser en politique : le chercheur part du réel pour élaborer une théorie qui l’explique, tandis que le politique part de principes (idéologies ?) et cherche à tout prix à les appliquer sur le réel.
Chacun pense spontanément aux lobbies et aux intérêts économiques parfois importants qui cherchent à peser sur les décisions politiques. Cédric Villani reconnaît volontiers qu’effectivement « il existe des forces extrêmement puissantes, souvent là pour que rien ne change, et qui suscitent des études scientifiques dans toutes sortes de domaines » (tabac, etc.). Pour lui, « ça existe et c’est très efficace. Cela fait partie du jeu… Cela ne sert à rien de pleurer, il faut juste le reconnaître quand cela existe ».
Car pour lui, « il est normal que sur tous les sujets sensibles et complexes tous les intérêts qui participent fasse de leur mieux pour faire pression, y compris les collectifs citoyens, les associations, etc. C’est la vie ! ». Et de citer les milliers de lettres parfois reçues de ses électeurs par un député sur certains sujets…
Même s’il ne s’exprime pas en ces termes, Villani évoque régulièrement, le nécessaire dialogue entre toutes les « parties prenantes » sur un sujet donné.
Car, pour Cédric Villani, c’est dans l’art du dialogue qu’il faut s’inspirer de l’esprit scientifique pour aboutir à des décisions.
...A l’idée d’une « méthode » efficace de confrontation toujours fertile des points de vue, scientifiques ou pas. Ce qu’on pourrait qualifier aussi de « pensée systémique » …
Faire preuve d’un esprit scientifique paraît pour lui une aptitude de plus en plus indispensable à adopter si l’on veut résoudre les problèmes soulevés par les enjeux de plus en plus complexes qui caractérisent le monde actuel. Qu’il s’agisse du réchauffement climatique, de la protection des animaux comme de la menace pandémique. L’esprit scientifique (et il relève que le mot science est très ambigu, qu’il ne parle pas ici du « savoir de celui qui ramène sa science », bien au contraire) est une attitude face à la recherche, certains « réflexes face à l’inconnu, une culture du doute, du scepticisme a priori, de la façon de laisser les choses ouvertes jusqu’à ce qu’on ait suffisamment d’éléments pour pencher d’un côté ou de l’autre ».
Ceci suppose donc un véritable esprit de dialogue, susceptible de nourrir des confrontations fertiles. Ouverture, doute et scepticisme face à l’inconnu sont des qualités qui le sous-tendent.
Parlementariste convaincu (c’est-à-dire fervent défenseur d’un rééquilibrage des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif en faveur du Parlement), Cédric Villani souligne combien des débats parlementaires contradictoires permettent ainsi selon lui de renforcer les décisions. Il est essentiel pour lui « d’aborder les problèmes en dialectique et laisser les points de vue contraires s’exprimer. Car la voie contradictoire aide à encadrer la direction choisie, voire à se convaincre qu’elle est bonne ». Il se dit « partisan du débat parlementaire qui permet d’aborder toutes les facettes d’un problème ». Les réponses aux questions que la décision soulève peuvent ainsi aller sur le fond de ce qui la motive.
Et ceci même quand la décision prise n’est pas celle que vous défendiez (Villani évoque le sujet de l’instruction en famille, fortement limitée par la « loi confortant les principes républicains », et la grande qualité des débats parlementaires ayant eu lieu à ce sujet) !
Pour résumer, c’est « l’esprit de prise en compte du pour et du contre » qui, sur tous les sujets sensibles et complexes, peut aider à faire émerger les décisions les plus démocratiques … et efficaces.
Et Cédric Villani de souligner à ce propos le poids des « sciences humaines et sociales » : « par nature plus difficiles à reproduire, elles jouent un rôle absolument majeur dans tous les grands enjeux ». Et notamment en ce moment avec la pandémie. Il signale ainsi les premiers résultats d’une étude mondiale en cours lancée par les universités d’Harvard et Cornell qui montre comment, dans différents pays du monde, la confiance du public, le mode de gouvernement et la culture politique, (tous éléments relevant des « SHS ») affectent la réponse apportée face au COVID-19 (un rapport intermédiaire intitulé « « Comparative Covid Response: Crisis, Knowledge, Politics » vient de sortir).
En guise de conclusion, une petite « prédiction » de Cédric Villani : « Les années récentes ont été de grands moments de chamboulement politique. Les années qui viennent le seront aussi, j’en suis sûr » !
Même si, fidèle à son esprit, il dit en souriant à un moment « bien malin qui pourra dire sur quoi le débat va se centrer en 2022 et quel débat institutionnel va l’accompagner », le souhait de ce député sans étiquette est de faire évoluer des institutions « qui ont montré leurs limites » et d’évoluer en matière politique vers des coalitions de partis, ce qui n’est pas vraiment dans la tradition française... Soulignant qu’au sein des démocraties occidentales, le Royaume-Uni, la France et les USA sont de ce point de vue des exceptions …
Affaire à suivre !
NDLR : la richesse des échanges de ce webinaire et la densité de la pensée de Cédric Villani ne peuvent bien entendu pas nous permettre dans cet article d’évoquer tous les sujets abordés… Nous vous conseillons donc d’aller visionner la vidéo de la rencontre mise en ligne sur notre chaîne Youtube, en attirant plus particulièrement votre attention sur un intéressant développement à propos de l’Intelligence Artificielle « devenu un sujet hautement politique et sociétal (…) en lien avec la souveraineté européenne, la souveraineté des données, la cybersécurité, la transition numérique (…), l’emploi. Et parti pour rester dans le débat » … C’est à 43’37 dans la vidéo.
[i] En 2012, il raconte dans « Théorème vivant » l’aventure qui l’a menée jusqu’à la médaille Fields. En 2019, dans « Immersion », il décrit sa plongée dans la politique dans « Immersion ».
[ii] En 2015, il publie avec Karol Beffa, normalien, musicien, compositeur, un livre étonnant, « Les coulisses de la création », sous forme d’un dialogue palpitant entre les mystères de la création artistique et de la découverte scientifique.
[iii] « Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technique », réunissant 18 députés et 18 sénateurs, auteur notamment d’un rapport paru le 4 mars "Promouvoir et protéger une culture partagée de l’intégrité scientifique".
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