Pour Clément Therme[i], comprendre la situation actuelle de l’Iran exige de lui donner une perspective historique et de s’attacher à comprendre de manière très qualitative « les forces » opposées à l’œuvre dans le pays. Car, comme il l’a à plusieurs reprise expliqué lors de la Matinale du Club, le régime actuel de la République islamique fait tout depuis qu’il est au pouvoir pour en quelque sorte réécrire l’histoire de l’Iran, en tentant de faire oublier ce qui constitue l’un des piliers de la culture iranienne, le fameux « libéralisme persan », comme l’attachement des Iraniens à « une identité qui ne peut se réduire à la religion ».
Depuis le 16 septembre 2022 (date de l’officialisation du décès de Mahsa Amini à la suite à son arrestation par la police des mœurs pour « port de vêtement non approprié »), le régime théocratique iranien au pouvoir depuis 1979 est confronté à un véritable mouvement national.
On est désormais entré dans un cycle « manifestations / répression » qui risque de durer car on est confronté à une impasse : les manifestants n’arrivent pas à changer le régime à court terme et le régime n’arrive pas à arrêter les manifestations.
Pour l’iranologue, soit la répression permanente se poursuit, soit on doit opérer un changement d’identité du régime (cf. sa tribune dans le Monde 4 jours après le début des manifestations).
Mieux comprendre les Iraniens qui manifestent
« Il faut partir de la révolution constitutionnaliste de 1906, premier mouvement pour la démocratisation, pour les droits » qui signe la fin de trois millénaires de monarchie absolue et l’émergence du « libéralisme persan ». Il faut noter que ce fut une période déjà marquée par une « instrumentalisation géopolitique des débats internes au sein de la société iranienne » (entre la Russie qui soutient la monarchie absolue et l’Angleterre qui apparaît comme partisan du libéralisme persan).
Ce qu’on voit aujourd’hui en Iran (au moins depuis 2009 avec le mouvement vert) c’est à la fois un combat pour la démocratisation, la normalisation économique et une désidéologisation de la politique de l’Etat.
Le mouvement actuel est une sorte de synthèse de l’ensemble des mouvements précédents et révélateur des nombreux mécontentements sous-jacents de la population. Et ces manifestations présentent deux éléments « inédits » :
- « le mur de la peur est tombé » : tout ce qu’on entendait dans l’espace privé et intime se manifeste dans l’espace public ;
- et toutes classes sociales participent, les classes populaires en même temps que les élites culturelles et sportives (on voit une « élite de l’Iran qui fait son coming-out en quelque sorte »).
Pour comprendre les manifestants il faut bien voir que le slogan « Femme, Vie, Liberté » constitue un programme politique alternatif. Avec l’apartheid sexuel on assiste à une ségrégation de plus de la moitié de la population et l’égalité des droits est au cœur des revendications. C’est cela la libéralisme persan : l’égalité des droits et la prise en compte de toutes les minorités en général.
Le mouvement actuel est un « mouvement d’émancipation, d’égalité des droits et de refus d’être considérées comme des citoyens de seconde zone. Mais cela va plus loin que les femmes, car tout citoyen peut être réprimé… ». Selon les quelques enquêtes d’opinion réalisées ces dernières années on estime entre 10 et 15% la proportion d’Iraniens qui soutiennent le régime.
Aujourd’hui le régime apparaît incapable d’assurer la stabilité (répression permanente) ni d’assurer le développement économique du pays. Son maintien au pouvoir apparaît au contraire comme une garantie de la tiers-mondialisation du pays, de sa paupérisation et de son déclin économique. Avant la révolution de 1979 l’économie iranienne était au niveau de celle de la Corée du sud. On parlait de « l’Iran, Japon du Moyen Orient ». On est dans une impasse : du fait de la nature idéologique du régime le développement économique n’est pas possible.
Mieux comprendre le régime théocratique de la République islamique
Cela signifie mieux saisir les ressorts de la propagande de la République islamique, dont les Etats occidentaux et leurs opinions publiques sont les premières victimes…
Un régime qui joue la stratégie « la stabilité (avec moi) ou le chaos »
Selon Clément Therme, il est clair que l’ADN du régime théocratique est d’être opposé à l’Occident de manière identitaire. C’est un régime d’extrême droite identitaire fondé sur un seul aspect de l’identité iranienne, la religion, qui est « idéologisée ».
Le régime iranien tente de faire croire que le mouvement actuel serait importé de l’étranger. Tout un discours catastrophistes sur l’occident est développé. Le régime confond être libéral et cosmopolite avec être « occidentalisé ». La République islamique réécrit l’histoire du pays et exclut la dimension libérale et internationale de l’identité iranienne.
Il tente de faire peur en disant que ce n’est pas un mouvement démocratique mais de balkanisation du pays. Face à cela la République islamique se présente comme le garant de l’unité nationale.
Le régime tente de faire croire que ce mouvement est le fruit de séparatismes ethniques, que ce serait un combat des kurdes, des baloutches, ils essayent de diviser le pays en disant que des mouvements identitaires viseraient à briser le consensus national. « Il nie la dimension multiple de ce pays, où l’on peut être iranien et kurde, ou hétéro ou homo… »
Clément Therme relève la difficulté dans milieux intellectuels (parisiens notamment) à comprendre que la République islamique n’est pas un régime nationaliste. Loin de l’unir, a divisé la nation iranienne, l’a « fracturée ». Il n’y avait pas de diaspora iranienne avant la révolution alors qu’aujourd’hui plus de 5 millions d’Iraniens vivent à l’étranger.
Un régime par essence en quelque sorte « non réformable »
Les revendications des Iraniens qui manifestent touchent à des tabous de la République islamique. C’est pour cela qu’on est dans une impasse. Parce que la question des femmes touche à l’identité-même du régime. Parce que « le port du voile obligatoire est un élément de l’identité du régime, y renoncer n’est pas une solution possible pour le clergé officiel au pouvoir ».
Pour Clément Therme, l’idée (rassurante et répandue dans les milieux intellectuels occidentaux) qu’il existe des « modérée » dans le cadre de la République islamique est totalement illusoire. C’est un régime qui a le génie de trouver toujours plus radicaux que ceux qui sont au pouvoir. Au début avec Rafsandjani, Ratani apparaissait comme modéré ; puis avec Ahmadinejad c’est Rohani qui apparaît comme modéré.
En fait « il n’y a pas de voie de sortie par le compromis. Cela signifierait ouvrir la boite de Pandore et garantirait la chute du régime ».
Le guide suprême Ali Khamenei a 83 ans et est persuadé qu’il ne faut pas réformer en position de faiblesse. Il se souvient de l’erreur commise par le Shah : avoir abandonné les éléments les plus durs, la Savak, etc., pour réformer le champ politique. Résultat : les plus fidèles se sentent trahis et c’est la chute. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles Clément Therme estime que scénario de la prise du pouvoir par les Pasdaran se débarrassant des religieux pour créer une dictature militaire qui défendrait les intérêts nationaux du pays est peu probable et surtout n’est pas une solution pérenne à long terme. Car « le régime est un groupe solidaire. Si on commence à lâcher une partie des groupes qui soutiennent le régime il y a un risque d’effondrement immédiat ».
Il incite à lire les discours du président iranien (il en est bien au 8e depuis le début des manifestations) : « il n’est pas dans une phase de réforme, mais de combat, d’une guerre au nom de Dieu contre sa propre population ».
Et l’Occident face à ce mouvement ?
Clément Therme insiste à de nombreuses reprises sur la nécessité pour les Occidentaux de mieux comprendre la trajectoire historique de ce pays.
Une occasion de cesser de penser que l’Iran est une question nucléaire alors que c’est une question de régime politique.
Pour Clément Therme, le nucléaire est un moyen de chantage vis-à-vis de l’Occident, un véritable instrument de manipulation des Etats occidentaux.
Il ne faut pas oublier que les Mollahs ont interrompu le programme nucléaire quand ils sont arrivés au pouvoir en 1979. Celui-ci ne redémarre qu’en 1982-84. Aujourd’hui le nucléaire constitue une monnaie d’échange, un moyen de chantage même vis à vis de l’Occident. Aujourd’hui « le régime s’en sert pour légitimer sa stature sur la scène internationale et pour montrer en interne qu’ils sont capables de régler les questions complexes ».
« L’accord nucléaire n’est pas le sujet ». L’Occident cède à une espèce d’alarmisme sans fondement. En 1975-1976 il était prédit que l’arme atomique serait produite en Iran au milieu des années 80… Pour Clément Therme la priorité actuelle du régime n’est pas de fabriquer des systèmes d'armes nucléaires…
Pourquoi cette focalisation des Etats occidentaux sur le nucléaire ?Pour Clément Therme les principaux responsables de la prise de décision qui traitent du dossier iranien sont spécialistes du nucléaire (depuis le milieu des années 2000 en France), ils ne parlent pas la langue persane, ne connaissent pas le pays et donc forcément ils parlent de ce qu’ils connaissent… Ce fut déjà le cas le cas en 2009 avec le mouvement vert. Obama lui-même a récemment reconnu son erreur dans une vidéo de soutien aux manifestants et parle de « son plus grand regret : je n’étais pas un être humain ». Car ce n’est pas en se focalisant sur les questions techniques qu’on peut comprendre les trajectoires historiques des pays.
Comprendre la réalité de l’Iran et « penser le changement »
Pour Clément Therme il faut bien comprendre qu’aucun scénario avec un maintien de ce régime n’est favorable aux Etats occidentaux. Mais « ils n’arrivent pas à penser le changement ».
Du côté des diplomates parce que « la relation est une fin en soi. Donc ils penseront la nouvelle relation quand elle sera là. Ils ne peuvent pas penser le changement avant qu’il n’ait lieu ».
Le mouvement est victime d’une frilosité de l’Occident liée à ses expériences passées : il faut expliquer aux dirigeants occidentaux que « l’Iran n’est pas la Syrie ». En Iran, les khomeynistes sont au pouvoir, les partisans de l’islam politique ne sont pas dans l’opposition qui est dominée par les forces politiques favorables à une séparation du religieux et du politique. Les sociétés et l’histoire de ces pays aussi sont très différentes. On ne peut pas calquer le modèle syrien sur l’Iran.
Par exemple, qu’est-ce que la France aurait à gagner d’une préservation du régime ? Pour Clément Therme « elle n’a pas pu établir une relation de travail fonctionnelle avec ce régime », il y a toujours eu des otages français en Iran depuis les années 80.
Il relève aussi « une peur de l’inconnu en Occident qui est toujours plus forte que le prix à payer pour la compromission morale en faveur du statu quo ». A court terme, il ne voit donc pas d’Etats européens prêts à fermer leur ambassade, rompre leur relation et refuser de parler au régime iranien dans les prochaines semaines.
Il est essentiel de faire comprendre à l’opinion publique occidentale que l’Iran ne se résume pas à la République islamique (les médias sont déjà en train de le faire). Et il y a notamment tout un travail de déconstruction sur l’histoire des femmes en Iran.
« Ce que peut faire l’Occident c’est éviter de faire des erreurs, ne pas politiser ». Pour la France, par exemple, on fait très souvent l’erreur de projeter la situation de la minorité musulmane française sur la réalité en Iran…
En guise de conclusion, on peut reprendre la citation faite par Clément Therme : les iranologues disent qu’avec l’Iran ils sont « optimistes à long terme (le libéralisme persan existe depuis plus d’un siècle) et pessimistes à court terme ».
Aujourd’hui par exemple, le système ne fonctionne plus, mais l’une des difficultés rencontrées est qu'aucun analyste occidental ne parvient à identifier un mouvement d’opposition structuré à l’intérieur du pays. Mais tout espoir n’est pas perdu, ce n’est pas parce qu’on n’est pas capable de le faire qu’il n’en existe pas : en 1979, jusqu’à quatre mois avant le renversement du Shah, on n’en voyait pas non plus…
NB : Bien sûr CT a eu l’occasion de parler des relations étroites entretenues par l’Iran avec la Russie, des relations plus complexes avec la Turquie ou encore avec Israël et l’Arabie saoudite, deux pays qui ont, contrairement aux Occidentaux, investi dans une compréhension de la République islamique et des Iraniens.
La vidéo intégrale de cette Matinale est disponible ci-dessous
[i] Historien des relations internationales, Clément Therme est chargé d’enseignement à l’Université Paul Valéry de Montpellier et à Sciences Po Paris. Il est aussi chercheur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
Spécialiste du monde iranien, il a été auparavant chercheur à l’International Institute for Strategic Studies (IISS), assistant d’enseignement à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève, chercheur à l’Institut français de recherche en Iran à Téhéran et chercheur pour le programme Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
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