Historicité de l’Islam, Foi et Raison

©AnneBeaufumé

Le 10 novembre dernier, plusieurs membres du Club ont eu l’occasion d’écouter Jean-Pierre Arrignon sur le thème « foi et raison » et d’échanger avec lui et des représentants d’autres associations s’intéressant au sujet de la laïcité. Jean-Pierre Arrignon défend l’idée d’une laïcité inclusive, qui ne tourne pas le dos au sacré.

Jean-Pierre Arrignon, né en 1943, est un historien spécialiste du monde slave médiéval et de Byzance, Professeur des universités honoraire. Il a écrit plusieurs livres sur la Russie. Il est docteur honoris causa de l’université de Iaraslow.

Il est faux de croire qu’islam et islamisme sont indissociables.  Mahomet a laissé un très grand nombre de sourates, plus ou moins authentiques et souvent en plusieurs versions. C’est le quatrième calife qui a créé le Coran en sélectionnant et collationnant (pas dans le bon ordre d’ailleurs) tous les écrits contemporains de Mahomet et postérieurs. Cette compilation a été effectuée dans une période de grande tension entre musulmans qui explique la sélection et l’adaptation des textes qui ont été opérées.

Mais il existait dans les pays musulmans, notamment à l’occasion des traductions du Coran,  des centres ouverts de réflexion, d’échange et d’ouverture qui rassemblaient des musulmans, des syriaques, des nestoriens, des soufis, des Grecs. Ils travaillaient ensemble à conserver l’héritage culturel de l’antiquité.
Tout un réseau de "Maisons de la sagesse" se mit ainsi en place, lieux de ce dialogue et de ces échanges. Les musulmans mutazilites qui les animaient ne croyaient pas que le Coran fût incréé (sorti d’un seul jet de la tête de Dieu) et trouvaient naturel de l’expliciter et de le commenter.
Mais après l’an 1000, ces échanges se sont complètement interrompus, les "Maisons de la sagesse" ont disparu, balayées par le sunnisme qui a confisqué tout le passé musulman et imposé une doctrine fermée sur elle-même qu’il est devenu interdit de commenter. C’est un système de repliement qui n’a fait que s’aggraver depuis un millénaire. Demeurent de ces origines ouvertes le soufisme et le chiisme (adopté par les musulmans refusant l’arabisation en Perse).

Différents courants de l’Islam (sunnisme, chiisme, soufisme) coexistaient partout en terre musulmane. C’est au 17e siècle que le chiisme a été cantonné à l’Iran à la suite d’un traité entre le Sultan et les Perses, donnant liberté à la Turquie de poursuivre ses conquêtes vers l’ouest (jusqu’en Europe) alors que les Perses faisaient du chiisme une religion d’État. Les Iraniens sont en réalité les continuateurs de la civilisation antique et d’un islam ouvert.
La religion musulmane s’est alors éloignée (peut-être pas irrémédiablement) de la raison. Il n’en est pas de même dans la tradition philosophique, puis chrétienne occidentale. Pour Thomas d’Aquin la raison est le propre de l’Homme. Elle fait progresser toujours davantage dans le savoir. Mais ce savoir conduit à une ligne de crête où se situe la liberté ontologique de l'Homme, qui est sa liberté fondamentale. Il peut accepter ou refuser d’aller au-delà du savoir. De remplacer le « gnosco » par le « credo ». Même les Lumières ont choisi d’aller au-delà du savoir, croyant en un principe divin.
On aperçoit aujourd’hui que faire du savoir le but unique de l’humanité conduit à une impasse et à une forme de totalitarisme au détriment des plus faibles et des laissés-pour-compte, de plus en plus nombreux.

Une réponse possible est la laïcité inclusive, sous la garantie de l’État. Elle doit permettre à chacun de trouver sa place et d’exercer son choix ontologique dans une société ouverte.
Elle n’est pas un ectoplasme. Elle implique d’affirmer ce que l’on est (ce ne sont pas les musulmans qui ont supprimé toute référence aux racines chrétiennes de l’Europe dans la constitution européenne…). Elle rassemble en permettant aux religions de s’exprimer dans leur champ.

Elle donne des outils pour réfléchir à partir de faits. Plutôt que de s’obnubiler sur la publication de caricatures pornographiques de Mahomet (ce qui a comme principale conséquence d’humilier des centaines de millions de musulmans), l’École devrait évoquer la véritable histoire de l’islam. L’historicité fait partie des connaissances qui forment le jugement. Mais le mot « savoir » a disparu du vocabulaire et des références de l’Éducation nationale, qui ne parle que de compétences.

L’islam ouvert pré-sunnite existe encore. Une petite minorité de musulmans savants réfléchissent, échangent, confrontent leurs vues. Mais ils n’ont pas la moindre influence sur l’islam de masse.
L’incompréhension du fait religieux et le rejet de toute notion de sacré par une grande partie des élites occidentales n’arrangent pas les choses. Le sacré est la clé du respect pour les autres. Nier l’accès au sacré, le dévaloriser constamment, nous enferme dans l’immédiateté et l’insignifiant.
Le sens du beau donne un sens à la vie, il est une voie vers le sacré. Il soude, rassemble (cf. par exemple le Concorde, le France et la Caravelle dans les débuts gaulliens de la cinquième République). Les athées, tout en reconnaissant parfois la valeur d’une spiritualité laïque (André Comte-Sponville), veulent se débarrasser du mot. Mais Jean-Pierre Arignon n’en a trouvé aucun autre pour le remplacer.
 

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Commentaires

Plus que jamais, il est urgent de mettre en lumière cette période de l'islam, marquée par l'usage de la raison, le goût pour le débat et l'échange, le développement du savoir grâce au réseau de Maisons de Sagesse, mais aussi à un large mouvement de traduction des oeuvres grecques durant près de 2 siècles, sous le califat abbasside. Dans la façon de construire l'histoire du monde, l'Occident a eu tendance à occulter cette contribution bénéfique du monde arabe dans la transmission du savoir d'une civilisation à une autre, si bien que cette période d'humanisme arabe est aujourd'hui inconnue de la plupart de nos contemporains. Ne subsiste que l'image d'un islam enfermé dans les dogmes de la tradition depuis des siècles. Et pourtant, le potentiel existe, il suffit de bien vouloir ouvrir les portes du dialogue, de l'échange, du partage, et surtout de la connaissance.

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