La bataille à laquelle se livrent les Américains et l'Europe en matière de souveraineté numérique n'est pas innocente. Elle s'apparenterait même à la guerre de l'opium qui sema la discorde en Chine. Sous des termes vendeurs de Cloud computing, Big-Data et autres réseaux sociaux, se cachent en fait des concepts de pouvoir :
- Pouvoir économique car les emplois créés pour concevoir et gérer ces imposants centres de calcul sont à forte valeur ajoutée, et localisés sur le sol américain. Cela dynamise l'économie américaine, et renforce le sentiment national de nation leader.
- Pouvoir de la maîtrise technologique, car ces emplois nécessitent des formations très pointues, qui ne sont toujours pas dispensées en Europe, même au sein des plus grandes écoles. Il en résulte une perte nette de maîtrise technologique en Europe dans ce domaine.
- Pouvoir en termes de gouvernance, car les grands acteurs américains, qu'ils soient publics ou privés, font fi des législations européennes en matière de protection de la vie privée, voire d'espionnage et de vol de données sensibles. Preuve en est qu'ils confortent leur position dominante.
- Pouvoir de décision stratégique, car les Etats-Unis ont bel et bien accès grâce au Cloud Computing à un océan numérique de données publiques ou privées, et savent en tirer l'essentiel grâce au Big-Data. Qu'il s'agisse de données publiques, ou totalement secrètes, l'accès à ces informations leur procure des avantages décisifs tant en termes d'intelligence économique et stratégique que pour les innovations futures.
L'effort fourni par les acteurs privés, mais surtout les services de renseignement américains pour obtenir l'accès à ces informations démontre que les données numériques stockées possèdent une valeur intrinsèque qui ne cesse de croître. Le programme PRISM et ses ramifications importantes ne sont pas sans conséquences, allant jusqu'à induire en erreur des comités internationaux en affaiblissant des standards de sécurité, ou à insérer des portes dérobées dans l'informatique grand public et professionnelle, jusqu'à la couche matérielle des microprocesseurs, rendant leur détection et leur inhibition presque impossible.
Face à une prise de conscience collective mais récente, suite aux révélations d'Edward Snowden, les Etats et sociétés stratégiques en Europe en viennent à espérer que des solutions seront mises en place rapidement. On parle notamment de Cloud européen, par exemple, et des montants conséquents ont déjà été investis dans cette activité, sans pour autant aboutir à un résultat intéressant.
En effet, les Etats-Unis consacrent un budget pour le renseignement supérieur au budget national de la défense française, et emploient des dizaines de milliers de personnes à la NSA, sans compter les très nombreux emplois indirects liés à la sous-traitance des travaux de renseignement. Il serait naif de penser que suite à la révélation du programme PRISM, les Etats-Unis cessent ces activités de renseignement numérique et que toutes ces personnes fortement qualifiées soient renvoyées pour vaquer à d'autres occupations plus officielles.
L'idée d'une solution totalement européenne fait sourire les experts : elle nécessiterait pour cela que l'Europe soit en mesure de mettre en oeuvre ses propres technologies : processeurs, ordinateurs, réseaux, cloud et mobilité. Or pour la quasi-totalité de ces métiers, elle repose sur des fournisseurs américains. Dans un "Cloud européen", les serveurs sont américains, tout comme les réseaux, les systèmes d'exploitation, les processeurs, les systèmes de sauvegarde... et de sécurité. Et bien entendu l'ensemble des fournisseurs de ces solutions exigent des accès directs (mais "sécurisés"! ) aux contenus de ces centres de calcul, pour honorer les contrats de maintenance voire d'exploitation. Autant dire que le loup est déjà dans la bergerie, mais qu'on l'y a invité avec complaisance.
Face à ce constat, que peut faire le David européen contre le Goliath étatsunien ?
D'une part, et de manière urgente, proposer une nouvelle réglementation et mettre en place un arsenal juridique afin de limiter l'intrusion massive de ces sociétés dans nos données numériques. Proposer et surtout faire appliquer des règles protégeant la vie privée, tenant compte des vides juridiques actuellement exploités par les leaders du domaine numérique et des réseaux sociaux. A l'instar des Etats-Unis, opter pour un droit de véto lorsque des sociétés étrangères tentent de prendre le contrôle de domaines stratégiques comme le numérique. L'Europe vient de perdre Nokia... dommage et sans doute irréparable.
D'autre part, renforcer considérablement la formation scientifique et technique dans le domaine du numérique, et valoriser ces filières. Il ne s'agit pas de former de futurs informaticiens de gestion, mais nos futurs ingénieurs capables de penser l'Internet tel qu'il est en train d'évoluer, capables de redonner à l'Europe un nouveau souffle de jeunesse dans le domaine du numérique et des télécommunications. D'ici quelques années, si nous n'innovons pas, nos informaticiens ne seront plus que des utilisateurs évolués, et tout le savoir-faire sera opéré directement des Etats-Unis.
Et surtout, ne pas s'enfermer dans l'idée que monter un "Cloud Européen" résoudra immédiatement le problème. L'Europe a pris 15 à 20 ans de retard face aux Etats-Unis et il est illusoire de faire sans la technologie américaine. Nous n'avons ni iPhones, ni ordinateurs "made in EU". Le plus urgent est déjà de rapatrier nos données stratégiques sur le continent, tout en s'assurant qu'elles ne sont pas dupliquées de manière incontrôlée en dehors de nos frontières. Ce serait un minimum, mais il ne s'agit pas de "Cloud", il s'agit d'hébergement sécurisé. Le Cloud européen ne pourra exister que si les infrastructures sont sous contrôle, les ingénieurs formés, et que la législation est adaptée.
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http://www.youtube.com/watch?v=3TBqwk8N2Hw
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