La première manche s’achève. Les rapports de force apparaissent plus clairement, les erreurs et les insuffisances aussi. Les forces russes se repositionnent pour se saisir du sud et de l’est de l’Ukraine. Elles détruisent tout ce qui est à leur portée. Leurs crimes de guerre révèlent la double nature du régime : une perversité qui fait s’acharner sur ce qu’on ne peut posséder et une rationalité cynique qui utilise la terreur comme instrument de soumission, sans jamais l’admettre. Le pouvoir russe niera les crimes de Boutcha comme il finasse depuis des décennies avec ceux de Katyn.
Les Etats-Unis pèsent sur le conflit par la puissance de leur renseignement. Les Ukrainiens n’en perdent pas une miette. Ils sont dans la bulle de cybersécurité américaine, imprenable par les Russes. Leur renseignement humain n’est pas mal non plus. S’il est exact (l’intox vient des deux côtés), Poutine est désinformé par son entourage et la tension avec son ministre russe de la Défense est désormais constante. Côté français, c’est moins brillant. Le chef du renseignement militaire s’en est allé. La France est rarement citée quand on parle de livraisons d’armes. Macron poursuit un dialogue qui, de refus en refus, pourrait tourner à la complaisance (qu’a-t-il obtenu ?).
Sergueï Lavrov est allé en Chine. Le ministre des Affaires étrangères russe et son homologue se sont réjouis de la perspective d’un ordre mondial plus « juste » grâce à « l’amitié sans limite » entre les deux pays. Dont acte. Il n’a probablement pas échappé aux Russes l’humiliation de devoir courir en Chine pour être réassuré par son puissant voisin. Quant au pouvoir chinois, il signe du sang des civils ukrainiens son obsession « anti-impérialiste ». Son soft power en prendra un coup. C’est le problème des puissances qui ne sont puissantes que contre quelque chose.
Et après ? Selon le Pentagone la guerre est partie pour durer, c’est malheureusement le scénario le plus probable. Le Kremlin ne lâchera pas sa proie. L’Ukraine ne verra aucune raison sérieuse de se faire vassaliser. Les négociations peuvent-elles conduire à un compromis en l’absence d’un minimum d’engagement sincère des parties ? Cette sincérité n’existe pas du côté de Moscou.
Les Russes n’ont pas la même lecture des revers qu’ils subissent. Leur histoire est jalonnée de décisions précipitées et contre-productives (blocus de Berlin 1948, Cuba 1962, Afghanistan 1979). L’énorme appareil de propagande taira la situation aux yeux de la population, habituée depuis longtemps à troquer sa liberté de penser pour une sécurité craintive qui épuise ses forces vives. La prise du Donbass et de la côte occidentale de la mer d’Azov seront des gains appréciables. L’Ukraine sera amputée des deux cinquièmes de son territoire. La neutralisation qu’elle a offert dans les négociations sera prise pour argent comptant, Moscou exercera une influence décisive sur ses orientations politico-stratégiques. Les Occidentaux assoupliront des sanctions qui leur font mal et, soulagés, se diront que l’orage est passé. Poutine pensera qu’une fois de plus il avait raison. Et puis il préparera la prochaine manche… L’alternative pour arrêter ce scénario s’appelle la défaite stratégique ; celle qui, quelle que soit sa forme, provoquera une refondation du logiciel du pouvoir russe.
Ce logiciel nous avons du mal à le comprendre. Depuis un mois, la surprise, l’incompréhension et la perplexité dominent nos réactions, formatés que nous sommes par un système de pensée qui valorise l’objectivité et la contradiction et qui admet la complexité des situations.
Nous avons négligé l’expertise des sciences sociales qui disposait, depuis longtemps, d’une analyse élaborée sur la perception des menaces par les élites politico-militaires russes, perception qui constitue un puissant facteur d’explication des événements actuels[1]. La recherche conclut que celles-ci ont une perception radicalement hostile de leur environnement stratégique qui se traduit par un sentiment d’agression permanente. Cette représentation nie la complexité des relations internationales. Elle empêche une analyse objective du rapport de force. Les événements sont perçus comme étant déterminés et dissimulés. Tout est lu au prisme de la conspiration. L’oscillation entre deux sentiments extrêmes aggrave l’instabilité : une grande assurance et une confiance arrogante et en même temps l’impression d’une très grande faiblesse et d’un effondrement imminent. Dans ce paysage mental, les États-Unis sont l’incarnation de l’hostilité radicale, chacune de leurs décisions est interprétée comme une volonté de subversion à l’égard de la Russie.
Selon Minic, la toile de fond qui alimente cette vision du monde est une incapacité persistante à concevoir le « hasard et l’autonomie de l’individu et des volontés collectives spontanées ». Il suit l’empreinte de la pensée hégéliano-marxiste dont la méthode dialectique est censée tout expliquer. Ainsi, la révolution Maidan (2014) était, nécessairement, une manœuvre hostile et intentionnelle pilotée par les Etats-Unis. L’incapacité d’alors à reconnaître la volonté populaire de se rapprocher de l’Europe se répète aujourd’hui face à une résistance du peuple ukrainien totalement inattendue pour Moscou.
Ces croyances persistent. Elles ont été transmises aux jeunes générations d’élites militaires. Poutine lui-même les ressasse continuellement. Elles saturent l’espace informationnel russe et trouvent écho dans une société habituée à plier devant la puissance étatique et la rigueur idéologique où les voix discordantes sont réprouvées.
History is again on the move… Aron citait souvent cette phrase du grand historien britannique des civilisations Arnold Toynbee. Elle résume la profondeur et la force des changements à l’œuvre. Le monstre historique s’est réveillé. Il bouleversera nos horizons et pour les plus proches de l’épicentre, leur quotidien. C’est ce que l’on nomme l’histoire.
[1] On s’appuie ici sur la note de Dimitri Minic pour l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI). Invasion russe de l’Ukraine Une rupture politico-stratégique ? Centre Russie NEI- IFRI. Mars 2022.
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