Chine – Etats-Unis, quel scénario ?

Les formes de la guerre changent avec les époques et leur technologie mais sa nature intime, telle que décrite par Carl von Clausewitz, demeure : toute épreuve de force est en même temps une épreuve de volonté. Quelle que soit sa forme : guerre asymétrique, guerre de haute intensité, guerre de libération ou jeu d’échec du duel nucléaire, la guerre a pour vainqueur celui qui trouve la combinaison gagnante entre le peuple, le politique et le chef de guerre. Depuis deux siècles son analyse ne s’est pas démentie, peu trouvent et encore moins conservent la trinité qui soutient la victoire. Pour ceux dont la sécurité dépend des Etats-Unis il est urgent de se demander où ceux-ci se situent sur l’échelle de la volonté clausewitzienne à un moment où la Chine affirme sa nouvelle puissance.

Le peuple signifie la résilience et, plus largement, le dynamisme civilisationnel. Une indication : le décrochage des indicateurs de mortalité et de longévité. A la différence de beaucoup de pays les Etats-Unis vivent une deuxième crise sanitaire de grande ampleur. La surmortalité due au Covid a été précédée par la surmortalité des classes d’âge intermédiaire. Pour diverses raisons (obésité, surdoses de drogues et d’opioïdes, suicides, etc.) la population qui devrait être dans la force de l’âge l’est de moins en moins (trois fois la mortalité européenne chez les trentenaires). Etonnante contre-performance pour un pays qui consacre 17% de son PIB à la santé (moyenne OCDE 8,8%). La démographie est une science terrible, ses indicateurs pointent des tendances longues, lentes à infléchir et très signifiantes. Il faut des années, voire plus, de bonnes politiques publiques pour améliorer l’espérance de vie en bonne santé ou réduire la mortalité infantile. Le système qui favorise le monopole d’hôpitaux aux tarifs prohibitifs et les soins rémunérateurs (la gériatrie a de très bons indicateurs) a cessé de répondre aux besoins de la population. Il n’y aura pas de solidarité des Américains fracturés par les inégalités, la désindustrialisation et la pauvreté pour un conflit de nature impériale. L’élection de Trump, et sa quasi-réélection (74 millions de voix) indique l’ampleur de la défiance. En cas de conflit l’Amérique sera pavoisée mais l’énergie qui nourrit la confiance et rend invincible manquera. En langage de Clausewitz, il n’y aura pas le peuple.

Le politique signifie ici « savoir où l’on va », avoir une stratégie. Les Etats-Unis sortent d’une guerre de vingt ans en Afghanistan qu’ils ont perdu. Pourquoi un tel acharnement dans un conflit mineur et cette perte de confiance dans leur leadership positif : une puissance bienveillante capable de fournir des outils de bien commun au reste du monde (monnaie, sécurité des mers, normes de gouvernance, etc.) ? Il faut remonter à la fin de la guerre froide quand l’hubris, dévastateur pour l’intelligence, s’empara des esprits. La réponse au 11 septembre aggrava les choses : une débauche de dépenses militaires et des expéditions défoulatoires sans visée stratégique et sans aucun bénéfice. Face à la Chine, l’administration américaine a-t-elle une stratégie ? D. Trump a déclenché les hostilités commerciales sans aucune vision de long terme face à Pékin. La stratégie n’était pas le point fort du personnage mais ni l’appareil d’Etat ni les Institutions n’ont inversé la pente conflictuelle où il a engagé l’Amérique. Le scenario qui fait de la Chine une menace et, de là, un ennemi potentiel est devenue la doxa du système de décision. Joe Biden pourra difficilement reculer. Les fantastiques budget du Pentagone sont un inépuisable ressort de croissance, de percées technologiques et de rentes électorales mais ils ne suffiront pas à garantir la victoire. Contenir la Chine demandera un talent stratégique autrement subtil que celui démontré par les Etats-Unis ces dernières décennies. On peut douter qu’ils auront le politique.

Washington a pris l’habitude que ses adversaires (et partenaires) plient ou, du moins, calment le jeu face à ses coups de semonce. L’énorme supériorité de moyens comme la menace d’être privé d’accès au marché américain soumettent beaucoup à un système gagnant/ gagnant ou, comme dans la fable d’Orwell, certains sont plus gagnants que d’autres. Les dirigeants chinois répondent à la pression/ provocation par l’escalade, il y a chez eux une rigidité que le projet de renaissance nationale rend encore plus inévitable. Taïwan peut-il être le déclencheur d’un incident armé ? Là ou ailleurs les autorités chinoises chercheront un point de bascule pour acter le nouvel ordre auquel elles aspirent. De tout temps, c’est la guerre qui régit les successions dans l’ordre de la puissance. Les militaires américains auront-ils la troisième branche du triptyque : la victoire tactique sur le champ de bataille, cette solution instable qui mixe les ressources, les circonstances et le génie du chef de guerre ? Personne ne sait l’état exact de l’équilibre stratégique entre les deux puissances. La Chine jouera à domicile, capable d’escalader en moyens humains et matériels et forte de soldats et d’un appareil de décision exaltés par la cause nationale. Les groupes aéronavals de l’US Navy seront loin de leurs bases et exposés à la technologie armée dans laquelle la Chine ne cesse d’investir. Personne ne voudra élargir le conflit mais les Etats-Unis perdront la bataille.

La victoire comme la défaite cristallisent les forces profondes à l’œuvre. On peut craindre la sanction de trente années d’errements stratégique et de leadership défaillant dont Trump a été la vedette sans certitude qu’il en soit le point le plus abouti. Les répercussions apparaîtront dans le temps, elles seront immenses. A court terme la Chine exercera un contrôle accru (stratégique) sur les routes maritimes critiques pour son commerce. Les pays de la zone, Australie en tête, perdront ipso facto leur couverture de sécurité (strategic hedging) et la très profitable balance of power dont ils bénéficient aujourd’hui : des interactions bénéfiques avec la Chine (55 Md d'excédent commercial) sans perte de souveraineté ; il faudra accepter un peu plus de pouvoir de Pékin. La Chine émergera en nation dominante, elle mettra sa puissance organisatrice au profit de l’Empire du milieu, l’Occident sera à la marge.

Tout scénario a une alternative. Imaginons : les Etats-Unis ne tombent pas dans le piège de l’affrontement, ils renoncent à la logique de containment qui irrigue leur pensée stratégique et risque, sans cesse, la montée aux extrêmes. Ils répondent à l’inévitable consolidation de la puissance chinoise par une diplomatie sûre d’elle-même, généreuse et créative, capable d’obtenir de Pékin une contribution ─sans trop d’asymétries─ aux biens communs nécessaires au monde global (la transition énergétique, la liberté-sécurité de circulation dans l’ensemble Indopacifique, une e-monnaie universelle, etc.).

Quel scenario est le plus probable ? Le monde qui vient est multilatéral, c’est inévitable et c’est une révolution copernicienne pour les Américains dont l’ADN reste la destinée manifeste d’une puissance bonne, unique, éternellement vouée à la première place. Ce sera un dur apprentissage. La défaite est cruelle, elle est parfois bonne professeure.

Share

Ajouter un commentaire