« Nous ne comprenons pas ce qui nous arrive ». Ainsi débute la tribune de Jacob Rogozinski publiée dans le Monde du 12 novembre, avec laquelle il ouvre ce webinaire consacré à la laïcité. Il évoque ainsi les déferlements de colère, voire de haine dans le monde arabe après l'intervention d'Emmanuel Macron défendant les caricatures.
Il rappelle d'emblée qu'il est lui-même descendant d'immigrés juif polonais, marié à une catholique et que ses enfants fréquentent l'école laïque.
Ce professeur de philosophie, qui a beaucoup travaillé sur l'incitation à la haine et a récemment publié « Djihadisme : le retour du sacrifice » (éd. Desclée de Brouwer, 2017), considère la liberté d’expression comme consubstantielle à la démocratie. Elle est née au siècle des Lumières contre la censure royale, puis impériale, et contre la domination de l’Église. Il rappelle que le pape Grégoire XVI avait déclaré que la liberté de critiquer les religions était « un danger pour les âmes ».
Cependant, en la défendant de cette manière, nous provoquons des réactions agressives et violentes. Y compris de la part d'un grand nombre de croyants de bonne volonté.
Dans l'héritage des Lumières nous sommes persuadés que la religion est une illusion dangereuse. Mais, citant Freud, Jacob Rogozinski rappelle que les religions portent en elles un noyau de vérité. Le méconnaître risque de nous entraîner dans une autre illusion : celle de croire que nous sommes dans la totale vérité.
Pour lui, nous avons tort de dire que ceux qui commettent des attentats au nom de l'islam sont des nihilistes. Si l'on s'en tient à l'étymologie, le nihilisme serait plutôt de notre côté, lorsque nous proclamons que toute contrainte et tout interdit sont intolérables. Plus rien de sacré n'existe pour nous.
Dans nos sociétés modernes occidentales, la parole a perdu sa fonction « performative », où dire, c'est faire. Contrairement aux sociétés orientales, notre parole n'a qu'une fonction de communication. Donc nous ne blasphémons pas car nous ne croyons pas. En fait nous ne savons même plus ce que blasphémer, ce que prier veulent dire.
Jacob Rogozinski développe ce qu'il appelle le « complexe d'Ismaël », c'est à dire le déni historique de reconnaissance de l'islam : chacune des religions monothéistes reconnaît la précédente, mais pas la suivante ; ainsi, l'islam reconnaît à la fois l'authenticité des révélations juive et chrétienne, mais n'est pas reconnu en retour.
Citant Axel Honneth* selon lequel la haine est un sentiment fraternel (on ne se hait jamais autant qu'entre frères), il développe l'idée que cette haine a mis du temps à s'exprimer car la civilisation des débuts débuts de l'islam a été brillante et que, rattrapé et dépassé par l'Occident chrétien, il est aujourd’hui dans une impasse historique. Le racisme, le chômage, la relégation dans des quartiers déshérités et les violences policières ravivent encore la colère. La rencontre entre ces deux dénis, religieux et social est catastrophique. Selon lui, cette violence n'est pas la haine de la France, mais un sentiment de déni de justice.
Parlant de la laïcité, il rappelle que ce terme n'est traduisible en aucune langue. Ailleurs, on parle de « sécularisation ».
Il rappelle qu'au moment de la discussion de la loi de 1905, instituant la séparation de l’Église et de l’État, les républicains modérés ont rencontré l’opposition frontale de l’Église mais aussi des partisans d’une « religion civile ».
La laïcité à la française est-elle armée pour faire face aux défis évoqués ? L'interprétation de la loi de 1905 lui paraît problématique. Un mode de laïcité plus inclusif, plus ouvert n'aiderait-il pas à aborder mieux la coexistence avec les religions, notamment l'islam ? Pourtant, dit-il, la loi de 1905 est un compromis raisonnable entre l’Église et l’État moderne pour assurer la liberté de conscience et refuser que le religieux interfère dans le politique et inversement.
Mais voilà : n'avons nous pas aujourd'hui affaire à un « intégrisme » de la laïcité ? Qui conduit non pas à assurer la séparation de l’Église et de l’État, mais qui conduit ce dernier à assurer le contrôle de la religion (ex. l’État certifiant que les imams sont de bons imams républicains). Autant il défend la nécessité d'une stricte neutralité religieuse dans les espaces publics (mairies, universités, hôpitaux), autant il estime que l'exercice de sa religion ne devrait pas être bridé dans les espaces communs (rues, plages, commerces, …). Ainsi, le port du voile, de la kippa ou d'une croix, le port du « burkini » devrait rester un choix privé et possible dans cet espace commun.
Comment notre laïcité peut-elle être plus inclusive ? Le régime concordataire lui semble une piste intéressante. Habitant à Strasbourg, ville alsacienne sous concordat depuis 1805, il rappelle que, après les attentats de 2015, l'imam a fait chanter la Marseillaise dans la mosquée.
Sous ce régime les ministres des cultes sont payés sur les deniers publics. En élargissant le concordat à l'islam, on éviterait de voir déferler au moment du ramadan des imams payés par les pays du golfe, le Maroc ou la Turquie qui ne connaissent pas la France ni sa culture.
Comment faire pour ne pas céder sur l'essentiel de la liberté d'expression ? Pour Jacob Rogozinski, c'est une grave erreur de polariser sa défense sur le seul droit d'insulter les religions. Cette attitude n'est pas comprise y compris par nos amis occidentaux. Et, en retour, nous ne comprenons pas leur incompréhension.
Selon lui, une piste d'ouverture consisterait à prendre à bras le corps l'enseignement du fait religieux dans les écoles. Il ne s'agit pas de « faire le catéchisme » ou de « préparer à la bar mitzvah », mais d'enseigner les religions sur des bases historiques, sociologiques et culturelles.
C'est, dit-il, par l'éducation, en commençant très tôt, qu'on pourra amorcer le dialogue. Il nous invite, comme il l'a fait lui-même, à lire le Coran, les philosophes de l'islam, les mystiques, pour comprendre la complexité de cette religion. Il cite Ibn Arabi** : « partout où tu te tournes, là est le visage de Dieu ». Il faut, dit-il, « retrouver les trésors perdus de l'islam ».
Il rappelle que l'islam classique séparait plus fortement le politique et le religieux que l'Occident chrétien de l'époque.
De même Jacob Rogozinski regrette l'absence d'enseignement de la théologie en France, contrairement à la plupart des pays occidentaux : l'université de Strasbourg est la seule à avoir une faculté de théologie.
Au final Jacob Rogozinski regrette qu'aucune des pistes qu'il a évoquées ne soient à l'agenda politique et exprime son doute quant à la possibilité de trouver une solution d'apaisement.
* philosophe et sociologue allemand, auteur de « Reconnaissance »
** mystique et théologien des XIIe-XIIIe siècle
Commentaires
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Complexe d'Ismaël?
Le souhait de rendre la laïcité plus inclusive et moins imperméable à l'idée-même de Dieu, développée par l'intervenant, est salutaire.
L'exemple de l'Alsace-Moselle, dont les relations entre l'Etat et les religion sont encore gouvernées par les dispositions concordataires montrent que c'est possible même en France, apôtre s'il en est de la laïcité. Les relations entre religions et avec les autorités publiques y sont en effet plus détendues, plus ouvertes et empreintes d'un grand respect mutuel.
Mais je ne suis pas Jacob Rogozinski dans sa démonstration.
Je ne crois pas au complexe d'Ismaël selon lequel la religion monothéiste la plus ancienne regarderait de haut la plus récente et la maintiendrait dans un complexe d'infériorité difficile à vivre.
L'orateur n'a donné aucune preuve historique de cette affirmation. Les faits contredisent plutôt cette opinion.
Les premières communautés chrétiennes étaient composée en large part de Juifs convertis, les judeo-chrétiens. Il n'avaient aucun sentiment d'infériorité par rapport aux païens convertis et ceux-ci n'avaient aucun sentiment de supériorité par rapport à eux. Il suffit de lire l'épître aux Romains de Paul pour s'en rendre compte.
L'Islam s'est répandu comme une trainée de poudre après la mort de Mahomet chez les chrétiens issus de l'Empire Romain . C'est justement parce qu'il reprenait une symbolique et une "grammaire" chrétienne qu'il a eu autant de succès. l'Islam se présentait aux chrétiens comme un perfectionnement du christianisme . Beaucoup de convertis n'avaient pas l'impression de changer de religion. C'est parce qu'il se présentait comme une version plus aboutie du christianisme que l'Islam a gagné aussi facilement ces populations . Aucune place dans ce succès pour un sentiment d'infériorité ni pour un déni religieux.
Le déni social (antienne déjà assez ancienne) ne me paraît pas non plus être une explication suffisante, même s'il joue certainement un rôle. Les cités à forte majorité musulmanes ne sont pas des bidonvilles et l'immobilier y est en général bien entretenu. Les "violences policières" sont souvent déclenchées par la lutte contre le trafic de drogue, contrôlé par les caïds . Or cette lutte contre les trafiquants est tout à fait juste. Qui pourrait en douter ?
Reste la colère, assez nouvelle d'ailleurs (elle ne s'exprimait pas encore avec cette violence deux décennies auparavant). Il serait intéressant d'en rechercher les causes profondes.
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