« Macron par Ricœur », de Pierre -Olivier Monteil, philosophe, chercheur au Fonds Ricœur. Notes de lecture.
Pour Monteil, Macron est réellement et fortement inspiré par la pensée de Paul Ricœur. Il a collaboré étroitement avec lui au moment où il rédigeait un livre fondamental « La mémoire, l’Histoire, l’Oubli ». Il lui avait été présenté par un ami et biographe de Paul Ricœur, François Dosse, qui était l’un de ses professeurs à Sciences Po (en 1999).
Macron fonde visiblement sa politique sur la philosophie de Ricœur et, ce faisant, la prolonge et la développe, car Ricœur avait l’obsession du réel et en appelait à une pratique politique et à une éthique du politique pour le transformer.
De nombreuses convictions, écrits ou paroles de Macron font apparaître clairement ce lien selon Monteil.
1. Les vertus du geste imparfait
La pensée de Ricœur ne vise pas à opposer ni à chercher des synthèses impossibles (c’est sans doute pour cela qu’elle est peu étudiée en France où l’on prise surtout les confrontations et les anathèmes), mais à envisager des choses hétérogènes et à les corriger les unes les autres. Elle envisage toujours cette tension et est à l’opposé d’une vision manichéenne ou idéologique.
C’est l’origine du « en même temps ». Le propre du paradoxe est de ne pas pouvoir être dépassé en théorie, mais seulement en pratique. Il faut être attentif à la contingence des situations et cultiver la disponibilité à l’événement. Et non pas décider à partir de convictions ou d’idéologies tous faites qui dénient la complexité des problématiques.
Il faut accepter l’imperfection du geste, de la décision. La délibération politique ne sera fructueuse que si elle vise, non la solution parfaite, mais la moins mauvaise à un moment donné. Les protagonistes seront d’ailleurs d’autant plus enclins à avancer vers cette solution qu’ils la considéreront comme temporaire.
2. Une éthique du politique axée sur le bien commun
Ce pragmatisme de l’imperfection nécessite une éthique du politique, des règles d’exercice de la fonction politique claires et partagées.
Pour Ricœur, l’aspiration profonde de l’éthique est de donner un sens à sa vie (« la visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes » in Soi-même comme un autre).
Mais cette visée doit être librement consentie. L’obligation dans le domaine moral entraine la mauvaise foi et l’imposture. Pour obtenir l’adhésion des citoyens à l’idée qu’il existe un bien commun et rétablir sa confiance en la politique, il faut agir sur trois axes :
- Situer clairement les responsabilités politiques, actuellement enchevêtrées par une régionalisation mal assumée entre l’Etat et les collectivités publiques.
- Moraliser la vie publique en créant un cadre transparent et éthique pour l’exercer (la loi de moralisation votée aussitôt la nouvelle assemblée élue)
- Rétablir l’axe vertical de la fonction politique, incarné par le président de la République. Cette verticalité permet d’articuler le long terme (domaine du chef de l’Etat) et le court terme (domaine du chef du gouvernement), le global et le local. C’est aussi la condition pour les gouvernants pour « ne pas laisser dicter leurs décisions par la tyrannie des évènements » ou la parole médiatique.
3. Renforcer la capabilité
L’éthique politique est impuissante si elle ne se fonde pas sur une éthique personnelle des citoyens.
La pensée de Ricoeur est une critique de l’utilitarisme (Bentham, Start Mill), qui aboutit à la régulation de la société par le plaisir privé des plus riches.
Il a développé une anthropologie de l’homme capable. L’homme s’illustre par ses capacités à mettre en œuvre des projets. Nous sommes ce que nous pouvons (in Soi-même comme un autre). L’homme à la capacité libre de dire, d’agir, de se raconter. Et finalement de se reconnaitre responsable de ces actes (d’en accepter l’imputabilité).
L’imputabilité permet l’émergence du sujet moral (rappelons que Ricœur est protestant). Elle revient à évaluer son acte en référence à un principe, à une règle (toujours la vieille définition kantienne de l’autonomie).
La visée du politique est de renforcer la capabilité des citoyens et d’abattre les barrières (culturelles, économiques, sociales) qui les empêcheraient de les exercer et donc de les assumer.
Le capitalisme mondial ou ses institutions se sont montrés destructeurs des capabilités. L’emprise du marché sur la société tend à faire de la lutte méthodique de l’homme contre la nature le nouveau sacré (in Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II). Il a substitué la logique marchande de la confrontation au projet éminemment politique du vivre ensemble. En s’égalisant à la totalité des activités humaines, la sphère de l’économie a stérilisé la capabilité du plus grand nombre (in L’argent. Pour une réhabilitation morale).
C’est à l’Etat et au politique d’assurer cette régulation.
Il ne s’agit évidemment pas de développer le chacun-pour-soi individualiste. L’éthique du vivre ensemble se fonde sur ce qui manque à chacun, à l’opposé d’un idéal d’autosuffisance.
4. L’identité narrative : le passé fécondant l’avenir
L’identité narrative est un autre élément constitutif très original de la pensée de Ricœur.
Le sujet éthique s’identifie non dans ses éléments constants, mais à travers ses variations. Il actualise sa réponse au sens de sa vie en se racontant.
Il en est de même pour les sociétés. Elles se recréent constamment en réinterprétant leur passé.
- Le passé est constitutif d’une société. Il ne doit surtout pas être dénié. Mais il ne doit pas non plus être sacralisé ni figé dans un intégrisme clos sur lui-même. La société doit constamment réinterpréter le passé pour se construire un avenir commun. L’histoire est une herméneutique. L’acte de réinterpréter s’inscrit dans un rapport au temps qui tient simultanément compte du passé, du présent et de l’avenir. Il oriente la temporalité et la rend utile pour l’avenir. On invente en se souvenant.
C’est le message de La mémoire, l’histoire, l’oubli qui a fondé une collaboration étroite entre Ricœur et Macron. Un danger mortel est de transformer cette herméneutique en « story telling », qui n’est qu’une manipulation politique. Notre histoire nous dépasse (comme les immenses tableaux de la galerie de l’histoire de France à Versailles dépassaient Macron et Poutine lorsqu’il y a été reçu) mais elle nous féconde.
Le politique dans sa conception la plus haute doit aider à féconder cette mémoire pour l’avenir. Il est un passeur de mémoire. Il suscite des re-commencements (à l’instar de la Ré-forme ?). Le politique est attendu sur sa capacité à énoncer de « grandes histoires » et non à égrener des mesures. C’est la fin de la technocratie des « ingénieurs sociaux ».
Dernière notation, les paroles neuves des recommencements, l’invention de sens inédits par le langage, est indispensable à cette narration constamment renouvelée. La politique n’y suffit pas. La parole poétique est également indispensable dans une triade Politique, Philosophie, Poétique.
"J’espère qu’il y aura toujours des poètes pour dire poétiquement l’amour ; des êtres d’exception pour lui rendre poétiquement témoignage ; mais aussi des oreilles ordinaires pour entendre et tenter de donner une suite. Voilà ce que j’espère, sans garantie ni assurance." (In Responsabilité et fragilité).
Commentaires
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Merci Olivier pour ces notes
Merci Olivier pour ces notes de lecture qui ont le double intérêt de nous aider à comprendre le macronisme et de nous familiariser avec la pensée, inspirante, de Paul Ricœur. Le geste imparfait, l'éthique, la capabilité des citoyens et l'identité narrative sont autant d'outils pour le renouvellement de la politique dont chacun perçoit la nécessité sans toujours savoir comment s'y prendre.
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Merci pour ces analyses très
Merci pour ces analyses très éclairantes
Macron dérange la classe politique traditionnelle (gauche et droite) , suscite une adhésion populaire indéniable, mais on se pose toujours la question "pourquoi ?"
La pensée de Ricoeur inspire en effet Macron. Le "en même temps" illustre en effet la possibilité de contradictions dans le pragmatisme réaliste. La pensée de l'homme se trompe quand elle cherche la cohérence des faits et des situations. La réalité est incohérente, et il faut gérer l'incohérence. En revanche, l'opinion publique ne supporte plus chez un individu l'incohérence entre les déclarations et les actions. Notre classe politique sortante est disqualifiée pour longtemps. Macron a un boulevard pour agir.
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