Michel Clouscard (1928-2009) fut professeur de sociologie à l’Université de Poitiers. Il a développé une critique fondamentalement marxiste du néo-capitalisme et de ce qu’il appelle la social-démocratie libertaire. Il livre sa conception des rapports entre le gauchisme et l’idéologie libérale contemporaine dans un livre « Le frivole et le sérieux » publié voici plus de quarante ans et réédité en 2017 par Delga. On lui avait prédit qu’il serait à la fois boycotté, ridiculisé, stalinisé (on dirait aujourd’hui nazifié) s’il accédait à une certaine notoriété. Il ne l’a jamais vraiment obtenue ce qui lui a épargné ce traitement. Son analyse, pour critiquable qu’elle soit, résonne étonnamment avec l’état actuel de notre société.
Après deux décennies de crise, de chômage, d’appauvrissement, de guerre, de destructions et de pénurie, les trente glorieuses ont permis aux Français et aux Européens un fantastique rattrapage de leur consommation et un quasi alignement de leur standard de vie sur les États-Unis.
Au tournant des années soixante-dix, ce rattrapage est pratiquement terminé. L’appétit de consommer autant que le voisin et si possible un peu mieux (avoir une R8 plutôt qu’une Dauphine et une télévision en couleur plutôt qu’une télévision en noir et blanc) n’est plus suffisant pour nourrir et préserver la croissance économique à longue échéance.
C’est à cette époque, nous dit Michel Clouscard, que nous sommes passés d’une économie de la rareté à une économie du désir. Le désir présente l’avantage de ne pas avoir de limite et surtout d’être facilement manipulable et extensible, par la publicité et par le formatage culturel opéré par les médias.
Ce glissement a été opéré par une utilisation très intelligente et en grande partie invisible du concept de marginalité par les élites bourgeoises. Elles ont fait l’éloge systématique de la marginalité qui a fini par occuper tout le champ social et culturel. C’est un nouveau triomphe pour la social-démocratie libérale mais dans une forme nouvelle, « nettoyée » de l’essentiel des repères éthiques, historiques, symboliques qu’elle avait conservés jusque-là. L’émancipation totale de l’individu, correspondant au fond au principe de base du libéralisme, impliquait une conversion des bourgeois traditionnels moralisants et provinciaux des années cinquante et soixante en « nouveaux bourgeois » libérés et sympathiques (que nous appelons aujourd’hui bourgeois bohèmes ou « bobos »). Ne nous y trompons pas, ils sont dans la même lignée que les bourgeois louis-philippards qui faisaient les délices d’un Daumier mais qui ont passé la main depuis longtemps. Ainsi, l’idéologie libérale-libertaire, qui répond à une logique de fer à visée strictement fonctionnelle, a le cran de se présenter comme anti-institutionnelle, progressiste, contestataire, libératrice, en un mot révolutionnaire...
La révolte des minorités est un thème constamment maintenu à l’ordre du jour. Elle donne l’impression d’une atomisation du corps social. Mais pour Michel Clouscard, elle est un leurre qui évite de porter le regard sur une réalité qui n’est pas bonne à dire : les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres et la domination des élites de plus en plus violente.
On reconnaît là le substrat marxiste de la pensée de Clouscard, qui considère l’évolution de l’histoire comme un rapport de classes et le néo capitalisme comme la captation par les élites bourgeoises de la production de travailleurs de plus en plus isolés et précarisés (phénomène grandement facilité par la mondialisation qui tend à ravaler le travail au rang d’une simple « commodity » fongible comme l’électricité ou le gaz naturel). Le capitalisme financier mondialisé réalise la distanciation la plus grande entre producteurs et consommateurs et l’accumulation maximale du capital entre des mains de moins en moins nombreuses.
Cette analyse peut paraître sommaire ou caricaturale. Mais, de plus en plus, les économistes (comme Piketty et Stiglitz pour ne citer qu’eux) mettent le projecteur sur les déficiences du marché et sur l’écart sidérant des revenus, qui ne cesse de s’accroître. Elle peut donc avoir encore quelque valeur. Le système ainsi créé, analyse Clouscard, est libéral au niveau politique, régressif au niveau économique, permissif au niveau des mœurs, chaque étage consolidant les autres.
En faisant l’apologie des minorités, la nouvelle bourgeoisie-bohème a le talent de présenter ses privilèges de classe comme une libération de tous les tabous. Mai 1968, poursuit Michel Clouscard, a réalisé une fausse opposition entre les pères et les fils pour aboutir au triomphe des fils libertaires. Mais ceux-ci ont fonctionné exactement comme leurs pères et ont contribué à renforcer le pouvoir et la richesse des élites, en y ajoutant une bonne conscience à toute épreuve.
Ou, dit autrement : l’idéologie libertaire et ses expressions actuelles (féminisme radical, dé-colonialisme, genrisme, antispécisme...) a pour effet de faire porter le regard sur des situations subjectives de souffrance individuelle pour camoufler (il dit « suturer ») les véritables fissures de la société néo-libérale qui ne cessent de s’élargir.
Clouscard évoque en passant les « idiots utiles » du néocapitalisme qui créent et diffusent l’idéologie de l’émancipation et de la marginalité (les « bobos » ont les moyens financiers et techniques de la diffuser dans l’ensemble de la société, mais pas les moyens intellectuels de l’inventer ni de lui donner une consistance) : petits bourgeois cultivés, étudiants, universitaires, chercheurs en sciences humaines dont c’est le métier de comprendre.
Leur travail est d’autant plus intense que la crise s’exaspère. On met en avant les frustrations et les souffrances, réelles ou supposées de minorités ou de communautés de plus en plus réduites, on oblige certains thésards à utiliser l’écriture inclusive dans leurs travaux, on censure l’histoire (mieux vaut mettre en accusation Lincoln ou Colbert que Bill Gates ou George Soros).
A la clameur médiatique que constitue le discours permanent sur l’émancipation, répond le grand silence des exclus de l’économie du désir.
Clouscard ne l’a pas vécu, mais l’épisode récent des gilets jaunes montre que ce « grand silence » peut-être soudainement rompu, les élites au pouvoir, terrorisées, y entrevoyant (peut-être à juste titre) le spectre d’une révolution.
Alors, Michel Clouscard est-il un dinosaure du marxisme ou pose-t-il des questions dérangeantes ?
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