"Extension du domaine du capital : le néolibéralisme culturel et les infortunes de la gauche"

Le titre du dernier livre de Jean-Claude Michéa « Extension du domaine du capital » laisse deviner une critique « marxienne » (centrée sur l’approche de la valeur du travail et non sur la théorisation de la lutte des classes) du capitalisme. Il est complété par un sous-titre un peu sibyllin « le néolibéralisme culturel et les infortunes de la gauche » qui signale la parenté selon lui manifeste entre le gauchisme culturel et le libéralisme économique dans sa forme mondialisée actuelle. Thèse naturellement tenue pour nulle et non avenue par l’ensemble de la gauche et de l’extrême gauche mais qui mérite d’être regardée car il l’a assez solidement étayée sans d’ailleurs se départir d’un humour assez décapant qui facilite la lecture de ce livre, constitué de deux entretiens assortis de nombreuses notes présentant de façon kaléidoscopique les réflexions de l’auteur.

Jean-Claude Michéa est né en 1950. Il est fils d’un résistant communiste. Communiste lui-même, il a quitté le parti en 1976.  Professeur de philosophie à Montpellier jusqu’en 2010, il vit depuis sa retraite avec sa femme d’origine vietnamienne dans un village des Landes en recourant pour une large part à l’autoconsommation.

Selon lui, la plus grosse erreur à faire sur le capitalisme est de croire qu’il est conservateur, « de droite » et qu’il s’en tient à l’économique. Reprenant les analyses de Marcel Mauss, il le considère comme un fait social total. Répondant à une logique d’illimitation de l’intérêt égoïste sur laquelle il s’est fondé au 18e siècle, il façonne constamment la société et les mentalités à sa main, à rythme forcé.  Le libéralisme suit imperturbablement son chemin en fondant sa morale sur l’hypothèse de Mandeville : les vices privés font les vertus publiques. Il se présente comme le meilleur système social possible, canalisant la violence inscrite dans l’humanité (dont il a une vision fort pessimiste ancrée historiquement sur l’augustinisme, le jansénisme et le souvenir immémorial des guerres de religion) et la retournant à son profit. En somme, pour paraphraser Churchill, le pire système à l’exception de tous les autres, « l’empire du moindre mal » (titre d’un autre livre de l’auteur).

Il part de l’analyse « marxienne » de la valeur selon laquelle seul le travail humain vivant (et non celui des machines qui ne fait que transmettre le travail qui y est incorporé) peut ajouter de la valeur à la marchandise produite, la seule sur laquelle le capitalisme prélève son profit. Or les lois implacables de la concurrence contraignent chaque producteur à améliorer constamment la compétitivité du travail et à s’inscrire dans un processus continu d’innovation technique lui permettant, temporairement, de creuser son avance sur ses concurrents.

Cette obligation de substituer constamment des machines, des technologies, des robots, des logiciels au travail humain scie progressivement la branche sur laquelle se greffe la « survaleur » capitaliste. C’est pourquoi Marx prévoyait un effondrement assez rapide du capitalisme, faute d’une base suffisante pour la rémunération du capital.

Mais trois révolutions, issues de la dynamique qui lui est propre et de sa capacité de transformation de la société, ont jusque-là différé son extinction. Elles ont permis de compenser et bien au-delà la diminution du taux de profit par une extension prodigieuse du marché.

La première révolution a été le fordisme. Il a multiplié les marchandises produites comme jamais dans l’histoire de l’humanité et solvabilisé des milliards de consommateurs par l’augmentation de leur pouvoir d’achat mais a fini par s’engluer dans la stagflation dans les années 70.

La deuxième révolution est le capitalisme financier, qui a créé un amoncellement jamais vu de capital « fictif » nourri par une spéculation monstrueuse et particulièrement cynique (l’auteur de cette recension peut en témoigner, l’ayant vécue. Il s’agissait en effet du plus grand casse jamais réalisé) qui a abouti à la crise financière de 2008. Les nationalisations des entreprises les plus pourries de l’industrie financière (notamment aux États-Unis) l’ont sauvé en 2009. Elle inclut désormais les banques centrales, et reste le principal moteur de l’économie, placée sous perfusion massive de l’endettement et de la création monétaire.    Cette révolution cependant semble atteindre ses limites, le capitalisme financier ressemblant de plus en plus à une pyramide de Ponzi.

La troisième révolution, qui se poursuit depuis longtemps simultanément aux deux autres mais s’est amplifiée dans les années 70 et 80, est la lame de fond sociétale.

La logique libérale confine chaque individu dans sa sphère privée pour l’isoler et le déshabituer des relations en face à face. La connexion généralisée par écrans interposés, la dématérialisation et la virtualité, donnent les moyens techniques d’une prise de pouvoir sur les individus les rendant définitivement inoffensifs. Dans une formule audacieuse, Jean-Claude Michéa annonce ainsi l’émergence d’une « race d’hommes n’ayant aucun penchant pour la liberté, dressés depuis l’enfance à s’aligner sur les rythmes toujours renouvelés de la mode ou des nouveaux processus de production, augmentés et mis à jour en fonction des seules exigences de l’accumulation du capital ».

La société capitaliste, fondée sur la « destruction créatrice » , est fondamentalement hostile au conservatisme et à la tradition. Elle bouleverse sans cesse les modes de production et les rapports sociaux. L’obsolescence programmée, le pillage des ressources, la disparition des paysans, le chômage massif et l’américanisation de la culture par exemple n’auraient jamais pu être mis en œuvre sans une déstructuration des mentalités et des comportements et un pilonnage massif des repères traditionnels.

On aperçoit ainsi que la société capitaliste et le gauchisme culturel avancent du même pas, sous couleur de progressisme. Ils mènent tous deux un combat permanent pour l’indifférenciation absolue qui a remplacé l’idéal de justice sociale.

Le bobo métropolitain (environ 10 % de la population),  grand bénéficiaire  de l’extension du capitalisme libéral, adhère  spontanément au discours gauchiste de l’écologie radicale alors que le « Français moyen » provincial, se situant du mauvais côté de la mondialisation, est insensible au discours caporaliste du wokisme et à l’écriture inclusive mais reste attaché aux traditions populaires prises en haine par les « verts » métropolitains (le rugby, les courses landaises, la chasse, la viande, la choucroute et le boudin...).

Hédonisme bourgeois et gauchisme font bon ménage et traitent de haut les « Dupont la Joie » devenus pour les classes supérieurs l’archétype du Français moyen depuis le film d’Yves Boisset sorti en 1975.  Aujourd’hui encore, les élites au plus haut niveau évoquent  avec mépris la « lèpre populiste ».

La politique libérale du « c’est mon choix » a ouvert la voie à la marchandisation du monde. C’est aussi le mantra de l’extrême gauche. Un de ses prochains combats sera sans doute l’euthanasie, qui ouvrira d’importants marchés tout en économisant le « pognon de dingue » dépensé par l’Etat Providence.

Ceci nous mène à la figure de « l’intellectuel de gauche ».
Le désir d’une classe intellectuelle éduquée (avocats, journalistes, professeurs) de s’intégrer au mouvement socialiste par son activité propre et d’en prendre le leadership est aussi vieux que le socialisme.  En France, elle est marquée par l’anticléricalisme de la Révolution française dont elle ne s’est jamais départie et qui a également formaté la bourgeoisie libérale du 19e siècle. La gauche libérale et républicaine (les libéraux siégeaient à gauche des Assemblées) s’est présentée comme un modèle du progrès social face à une droite conservatrice encore très attachée à la terre et au catholicisme, incarnant la réaction.
Plus près de nous, Michel Foucault a été le premier universitaire  de tout premier plan à condamner le marxisme au nom de l’anti stalinisme. Il a ouvert la porte à une alliance entre le libéralisme économique et le libéralisme culturel qui s’est consolidée dans l’époque post 1968 et sous la présidence de François Mitterrand. Le « tournant de la rigueur » opéré en 1982 et 1983 par Jacques Delors alors ministre de l’Economie et des finances en 1982 a traduit l’abandon par la gauche socialiste (puis par toute la gauche) de la défense des ouvriers au profit de la construction européenne, libérale et mondialisée par nature.

Cette intelligentsia « libérale compatible » a été recrutée par les grands médias et groupes de presse, toujours contrôlés cependant par le capitalisme mondialisé. Elle a dans les faits épousé l’évolution de la classe dirigeante sous le masque d’une société plus inclusive.
Elle a jusque-là assez bien réussi à détourner le regard que portait jadis la gauche sur les laissés-pour-compte du capitalisme (les nouveaux pauvres, les chômeurs, les déclassés, les petits retraités, les paysans, les petits commerçants, les habitants de la province profonde...)  au profit de victimes moins compromettantes telles les minorités de toutes sortes justifiant à raison qu’on prenne leur défense, mais dont l’existence ne remet pas en cause la marche en avant du progressisme libéral.  Bien des membres de l’élite dirigeante peuvent d’ailleurs se retrouver dans l’une ou l’autre de ces minorités opprimées.

Jean-Claude Michéa parait convaincu que cette alliance entre le capitalisme libéral et le néo libéralisme culturel a du plomb dans l’aile.  Elle est de plus en plus contestée (mouvement des gilets jaunes, crise paysanne, perte de confiance dans les médias et les politiques...), à commencer par sa forme la plus radicale (le wokisme) qui n’a aucune prise sur  les classes populaires.

Il estime possible de faire échec à la création de l’« homme sans qualités » définitivement incapable de s’opposer à la marche en avant de la société libérale. Les ressources disponibles se situent pour lui dans les périphéries de la société libérale où l’on n’a pas perdu la pratique de la « common decency » orwelienne : donner, recevoir, puis rendre, mais plus tard, par opposition au « donnant-donnant » instantané de la société marchande. On y échange en permanence des conseils, des avis, des savoirs, des biens non monétaires (temps passé, productions de son jardin, produits de la chasse...), on s’entraide, on sait faire face, on a encore la notion du temps long.

Le livre de Jean-Claude Michéa, paru fin 2023, n’en parle pas. Mais l’alliance victorieuse entre Trump et Musk, signant une revanche des classes moyennes contre la gauche chic et le wokisme, pourrait-elle avoir une signification toute autre ?  Par exemple l’émergence d’une quatrième révolution du capitalisme centrée sur le transhumanisme ou tout autre concept encore inconnu ?

A suivre...

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