Ce ne pourrait n’être qu’une surprise, à la fois bonne et mauvaise, c’est de l’inédit en tout cas. Quelques centaines de milliers de Français, qui souffrent dans leur vie quotidienne et se sentent ignorés de ceux « d’en haut » expriment leurs souffrances par des manifestations répétées et crient leurs revendications. Signe que ces Français ne sont pas des « veaux » enfermés dans leur individualisme, qu’ils croient à la politique, qu’ils veulent la réinventer. Toute demande de changement venant de la base est à prendre au sérieux dans une démocratie, même si elle engendre désordres et incertitudes. Cette demande prend une ampleur nouvelle avec le Grand Débat auquel participe un nombre croissant de citoyens. Tout ceci présente des aspects positifs.
A cette lecture rose s’oppose une lecture noire reflétant le désarroi des Réformistes. Comment imaginer sortir de cette crise « par le haut » ?
Le désarroi des réformistes
Les réformistes sont désorientés, voire révulsés par les aspects sombres de la crise actuelle.
D’abord la violence.
Elle est une composante du mouvement et pas seulement le fait d’extrémistes ; elle est acceptée par une majorité des Français, qui la jugent regrettable mais difficilement évitable, surtout, comme le disent certains, si l’on est dans une situation « révolutionnaire ».
Une telle acceptation légitime fortement le mouvement et rend la suite incertaine. Cette violence s’accompagne de manifestations d’exclusion et de haine, à l’égard des politiques, des gens d’en haut mais aussi de ceux qui s’écartent d’une ligne, pourtant sinueuse. Ainsi des « gilets jaunes » menacent de mort d’autres « gilets jaunes » qui expriment l’intention de présenter une liste aux élections européennes. La haine violente suscitée par le président de la République, qui à ce degré a peu de précédents, échappe à la rationalité. La démocratie est fondée sur le pluralisme et des procédures pour régler des désaccords, inévitables et même sains. Ici, il faut commencer par pendre le chef, après l’on verra comment traiter les problèmes. La violence engendrant la violence, la possibilité de manifestants, de policiers ou de simples passants tués par « accident » est croissante. A partir de l’instant où le sang coulerait, l’on n’est plus très loin de la guerre civile.
Puis le refus de la démocratie représentative.
Certes, elle est incomplète et imparfaite. Elle fonctionne mal. Le temps pour faire adopter une loi est excessif, plus d’un an souvent si l’on tient compte des textes d’application, souvent obscurs et complexes. La superposition des institutions est excessive et source d’incompréhensions par les élus comme par les administrés. Les lobbys sont trop puissants et les élus rendent trop peu compte de ce qu’ils font. Le système électoral exclusivement majoritaire réduit à l’excès la diversité.
Les Réformistes luttent pour remédier à ces insuffisances, parfois avec succès : limitation des conflits d’intérêt ou du cumul des mandats (sa mise en cause serait un recul au profit des notables et de la majorité sénatoriale). Cette lutte ne met jamais en cause le principe représentatif.
La démocratie directe est considérée comme une utopie ou le premier pas de la confiscation du pouvoir par un petit groupe entourant un leader autoproclamé, s’appuyant sur les réseaux sociaux, les fake news et une agitation permanente. Les réformistes sont ouverts à un accroissement limité de la place du référendum, principalement à l’échelle locale. A l’échelle nationale, il ne peut qu’être limitatif et ne porter que sur de grandes questions, car il comporte le risque d’aboutir à des conflits, difficilement solubles, entre plusieurs légitimités, la populaire et la parlementaire comme le montre le Brexit. Quant au referendum d’initiative citoyenne, utilisé de façon systématique pour annuler les lois votées par le Parlement, il engendrerait confusion et paralysie.
Les réformistes se situent dans le temps, ils croient aux étapes, même s’ils se disputent sur leur nombre et sur le calendrier. Ils attachent de l’importance aux stratégies et aux plans. Ils se réfèrent au passé et se projettent dans l’avenir. Les « gilets jaunes » se situent pour l’instant dans l’immédiateté, ils veulent tout et tout de suite. Ceux qui reconnaissent qu’i faudra afficher des priorités et donner du temps au temps ne sont pas écoutés.
Les réformistes sont européens, ils acceptent le partage de la souveraineté et veulent développer une solidarité entre pays européens. Ils prennent en compte les contraintes financières et internationales. Les « gilets jaunes » sont hexagonaux et raisonnent comme si la France était à l’écart du monde et n’était pas engagée par des traités internationaux (comme celui sur le droit d’asile) et pouvait seule résoudre tous les problèmes.
Cette solidarité, les réformistes croient qu’il faut encore plus la développer à l’échelle nationale, entre territoires, générations et groupes sociaux, même s’ils sont conscients de la permanence des conflits et des inégalités. Leur approche est collective, ils se réfèrent à un bien public, même s’ils ont du mal à en définir le contenu, à l’Etat capable de proposer des politiques publiques. L’approche des « gilets jaunes » est axée sur l’individu et la satisfaction immédiate de ses besoins. En dehors des individus, il n’a que mépris pour le collectif, l’Etat et les institutions publiques, à l’exception des municipalités.
Une telle accumulation : violences et haine, refus du principe représentatif, exigence d’instantanéité, enfermement dans l’hexagone, individualisme et ignorance du rôle de l’Etat, suscite un désarroi, qui n’est pas synonyme de démobilisation ou de passivité.
Le temps, la réflexion et le débat feront-ils apparaitre un rapprochement des points de vue et un retour aux réalités ? Pour l’instant, aucune voie de sortie n’apparait clairement et l’hypothèse d’une période de tensions durables et d’une crise des institutions ne peut être exclue.
De la nécessité de réinventer la démocratie
Pour qu’un rapprochement s’opère, la première étape est un changement dans notre vie publique, un supplément de démocratie. Le nouveau doit être perçu par une majorité de citoyens. On peut craindre que des dispositions comme le vote blanc, le vote obligatoire, l’instillation d’une dose de proportionnelle, voire le raccourcissement des mandat, changements probablement utiles, ne correspondent pas aux attentes.
Il n’existe aucune recette. Nous sommes dans le temps de l’invention démocratique. Le moment est venu pour les experts, les associations, les citoyens et les élus de faire preuve d’imagination et de prendre des risques.
Un exemple de changement hétérodoxe : nos assemblées, à tous les niveaux, pourraient inclure des citoyens tirés au sort, dans des proportions significatives mais variables selon les assemblées. Autre possibilité : une Assemblée composée de citoyens tirés au sort pourrait, à mi- mandat , évaluer les résultats obtenus, apprécier pourquoi des engagements pris n’ont pas été tenus et en tirer les conséquences. Le tirage au sort n’est pas une formule farfelue, elle a déjà été pratiqué, y compris dans la Grèce Antique.
Cette suggestion n’est donnée qu’à titre indicatif.
Ce qui importe le plus, c’est l’objectif : faire intervenir des citoyens ordinaires dans le processus de décision, mettre plus de transparence dans notre vie publique, et créer des conditions pour un débat permanent selon la formule du président de la République. Cet objectif ne concerne pas le seul niveau national, il est valable à tous les échelons.
Comme il faut faire vite et solenniser le changement, la voie référendaire s’impose. Le Président devra recourir à l’article 11 de la Constitution, ce qui n’est pas sans poser problème, les pouvoirs du Président dans ce domaine donnant lieu à discussion.
Simultanément, quelques mesures de « justice sociale » sont nécessaires comme la réindexation des retraites sur les prix financé par un effort supplémentaire demandé aux « riches ». Economiquement, dans la perspective de la lutte contre les rentes, le plus simple est une révision de la fiscalité sur les successions, quoiqu’elle soit mal vue par une grande majorité de Français, pourtant non imposables.
La contrainte de compétitivité des entreprises et les déficits publics rendent impossible un effort supplémentaire en faveur du pouvoir d’achat des salariés, ce qui peut entrainer le blocage.
Si les échéances du printemps sont passées avec succès, il restera le plus long : reconstruire une société de solidarités dans l’espace, dans le temps et entre les générations.
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