Dans son dernier livre, le politologue spécialiste de l’Islam analyse la liaison entre la situation explosive dans les pays musulmans, et les actions terroristes en Europe et le passage d’un terrorisme de réseaux à un « terrorisme d’atmosphère ».
Sorti en février 2021, ce livre décrit la situation géopolitique dans le monde musulman en 2020, année hautement instable en raison des bouleversements d’alliances dans les nombreuses guerres qui ébranlent et fragilisent ce monde, et de l’inflammation idéologique qui en résulte. Il examine ensuite l’impact de cette situation en Europe où des attentats meurtriers d’un type nouveau, se déroulent sur fond d’agitation sur les réseaux sociaux. En fond de décor il y a le processus d’Astana qui, depuis 2017, rapproche Turquie, Russie et Iran sur la question syrienne, le retrait par Trump des Américains de Syrie, l’effondrement du marché pétrolier, l’apocalypse à Beyrouth due à l’explosion survenant en pleine crise politique et sociale, et enfin la pandémie du Covid 19 qui aggrave l’action déstabilisante du crash pétrolier, et du maelstrom idéologique islamiste.
C’est donc la géopolitique d’un monde en recomposition, et les implications de cette recomposition aussi bien sur le monde musulman lui-même (avec l’apparition de nouvelles divisions, de recherches d’hégémonie idéologique sur les masses musulmanes et d’élaboration d’instruments pour y arriver, et d’interventions militaires) que sur l’Occident, notamment l’Europe, où vivent un nombre considérable de citoyens originaires des pays musulmans, font donc aussi partie du tableau. En effet, les bouleversements du monde musulman créent une « atmosphère » qui a de multiples implications dans les pays occidentaux, car, jusque dans ces pays, elle incite à l’action djihadiste via internet, les réseaux sociaux ou la prédication. L’originalité du livre est donc la façon dont il fait la liaison entre la situation explosive dans les pays musulmans et les actions terroristes en Europe.
La première partie du livre est d’abord consacrée à l’analyse des changements d’alliances et des nouveaux rapports de force, dont les pôles principaux sont Israël et l’Iran.
Le Pacte d’Abraham d’abord, puissant élément de recomposition, qui, autour du rapprochement entre les Émirats Arabes Unis et Israël, entraîne dans sa mouvance des pays qui y apportent leur soutien comme l’Arabie Saoudite, l’Égypte, la Jordanie, le Maroc, le Soudan, Bahreïn, et représente de facto une alliance potentielle de ces pays avec Israël face à l’Iran (et son implication dans les crises syrienne, irakienne et yéménite). Le pacte reçoit un soutien des USA et de l’Europe, mais provoque naturellement une opposition résolue du côté des mouvements palestiniens. Ses conséquences économiques sont très notables puisqu’il ouvre les frontières commerciales entre plusieurs de ces pays et Israël.
L’Axe fréro-chiite : c’est une alliance chiito-sunnite un peu contre nature entre la Turquie, l’Iran, le Qatar, qui, pour la partie sunnite, s’appuie sur l’influence idéologique des Frères Musulmans, et connaît donc une opposition résolue de la part de l’Égypte et de l’Arabie Saoudite. Elle se structure autour de l’Iran, mais avec des motivations différentes pour la Turquie (qui, aux côtés de la Russie, est impliquée dans le processus d’Astana en Syrie), et le Qatar (dont les motivations sont plus « fréristes » et pro-palestiniennes, le Qatar restant l’un des principaux soutiens financiers de la Palestine). Naturellement les mouvements palestiniens se retrouvent du côté de l’axe fréro-chiite, à la fois pour les raisons idéologiques (le Hamas étant frériste) et politiques (l’opposition à Israël et donc au Pacte d’Abraham).
Le livre étudie longuement, l’une après l’autre, chacune des régions qui composent ce tableau (Proche-Orient, Golfe Persique, Afrique du Nord et corne de l'Afrique, allant jusqu’aux banlieues de l’Europe) et l’insertion de chaque pays dans cette géopolitique.
Entraînés dans ces remous, cinq Etats sont fragmentés par des oppositions internes entre les mouvements qui se retrouvent soit du côté du Pacte, soit de celui de l’Axe, et la situation y est extrêmement instable : Syrie, Irak, Libye, Yémen et Somalie. L’Irak et la Syrie sont dans l’attraction fréro-chiite, les forces armées turques y occupent une bande de territoire au nord, mais une autre partie du nord du pays (zone kurde et Rojava) est favorable au Pacte d’Abraham ; la Libye est, comme dit Kepel,« entre marteau turc et enclume égyptienne » (le Gouvernement d’Accord National basé à Tripoli reçoit en effet le soutien de la Turquie qui y a envoyé des troupes, quand les forces armées arabes libyennes de Benghazi ont celui de l’Égypte et des Émirats Arabes Unis) ; le Yémen est fragmenté entre le nord qui reçoit l’aide de l’Iran chiite, et le reste du pays qui a le soutien des Émirats Arabes Unis et de l’Arabie Saoudite ; la Somalie est très liée au Qatar, la Turquie y a établi une base militaire, mais la zone sécessionniste du Somaliland a le soutien des Émirats et de l’Égypte.
Comme au XXe siècle où la suprématie politique sur les mouvements révolutionnaires faisait l’objet d’une concurrence âpre entre tendances (par ex. staliniens, trotskystes, anarchistes en Espagne) et impliquait soutien idéologique et militaire, la percée mondiale de l’islamisme politique entraîne de profondes rivalités d’influence qui utilisent les réseaux sociaux, comme les armes.
Dans ce tableau Erdogan tient une place particulière. Et la réislamisation de Sainte-Sophie apparaît de manière emblématique dans la géopolitique de ce monde à haute instabilité, comme une façon de chercher à pousser son avantage, et à « reconquérir une hégémonie régionale, réminiscence contemporaine du califat ottoman ». Pour cela Erdogan recompose ses alliances (Iran, Qatar, Frères Musulmans), installe des bases militaires à l’étranger, apporte son soutien à l’Azerbaïdjan contre l’Arménie chrétienne au Haut-Karabakh, et cherche très symboliquement à conquérir l’appui des masses palestiniennes. Son rapprochement avec ces États, comme avec la Russie, se nourrit aussi d’une « volonté de revanche face à l’Occident et l’Europe « impérialistes » d’hier et d’aujourd’hui, et plus encore face au modèle démocratique libéral dont ces derniers sont porteurs ». Un long développement du livre montre comment la coloration de cette volonté de revanche est composée de touches « eurasistes anti-occidentales et hostiles à l’Union Européenne », touches proches de l’eurasisme russe, qui s’ajoutent à « la teinte islamiste dominante, issue des Frères Musulmans ». L’eurasisme considère qu’il existe une Eurasie, un ensemble continental cohérent intermédiaire entre l’Europe et l’Asie.
On est loin de l’analyse que Kepel faisait d’Erdogan au milieu des années 2010, lorsqu’il voyait en lui le porteur d’un islam démocratique qu’il rapprochait de la démocratie chrétienne. Pour lui, le maître d’Ankara est l’une des forces déstabilisatrices du Moyen-Orient, en conflit avec presque tous ses voisins, dont « la seule marge de man?uvre consiste à ne pas nourrir l’ensemble de ses inimitiés simultanément, mais à les utiliser les unes contre les autres à tour de rôle, dans une forme de fuite en avant d’autant plus difficile à gérer que la situation dans le pays s’accompagne d’une crise économique et sociale, et d’impopularité électorale.
La seconde partie du livre concerne l’impact de la situation instable du monde musulman sur l’Occident et l’Europe. Erdogan est un trait d’union entre les deux parties, car la volonté de déstabilisation dont il est porteur ne vise pas que le Moyen-Orient, mais aussi l’Europe, avec le financement des mosquées (comme à Strasbourg où le nouveau centre turc contient à la fois une mosquée, un école coranique et le nouveau consulat turc), les essais de campagne présidentielle auprès des électeurs turcs européens, les réactions outrées de défense du Prophète face aux caricatures, et, enfin et surtout, les attaques virulentes contre Emmanuel Macron après ses discours sur le « séparatisme islamiste » aux Mureaux en 2020, et lors des obsèques de Samuel Paty à la Sorbonne. Erdogan se fait alors le chantre des condamnations « d’islamophobie » dont il accable le Président français, et appelle « à la mobilisation contre la France, symbole de la laïcité honnie que le maître d’Ankara s’acharne à éradiquer complètement du pays où l’avait implantée Atatürk ». Le sens du sous-titre du livre de Kepel (« Du Moyen-Orient au djihadisme d’atmosphère ») apparaît clairement, il ne s’agit plus seulement d’analyser le nouveau contexte géopolitique du Moyen-Orient, mais bien de comprendre aussi l’impact des chaos de l’islamisme politique sur un pays comme la France. Sur ce point ce livre prolonge les travaux précédents de Kepel où il analysait les stratégies déstabilisatrices de Daesh face à l’Europe.
Mais la nouveauté est que Kepel tente d’analyser les mécanismes spécifiques qui déclenchent le terrorisme djihadiste en territoire européen lors des derniers attentats, et prend plusieurs exemples dans l’actualité immédiate des mois qui ont précédé la sortie du livre : le meurtre de Samuel Paty, l’attentat du centre de Vienne, et celui de la cathédrale de Nice. Le « djihadisme d’atmosphère », caractéristique de notre époque en Europe, n’est pas ce « djihadisme de réseau » qu’il avait analysé dans ses livres précédents portant sur Daesh. De manière frappante il repose sur des initiatives à caractère individuel. Des acteurs isolés se sentent justifiés à se lancer dans l’action, sans qu’on puisse repérer de complicité immédiate et de manipulation de la part d’acteurs extérieurs, l’appartenance à des réseaux comme Daesh ou Al Qaida. C’est qu’ils sont portés littéralement par une « atmosphère » créée, notamment sur les réseaux sociaux, par des « entrepreneurs de colère » qui utilisent ces canaux pour mobiliser les masses du monde musulman pour venger le Prophète et l’Islam face à l’Occident. « Des contenus explicites sont mis en ligne (…) et deviendront le déclencheur de comportements qui permettent le déport de l’univers virtuel dans le monde réel – sans que la frontière entre l’un et l’autre soit bien claire, d’autant moins chez des sujets jeunes et dont les référentiels culturels proviennent presque exclusivement du téléphone connecté ». Le mécanisme est alors presque toujours le même : les « entrepreneurs de colère » désignent des cibles, ainsi le père d’élève ciblant Samuel Paty (sans pour autant le condamner à mort d’ailleurs au départ), puis des routiers de l’action islamiste prennent le relais, ici Abdelhakim Sefrioui qui porte plainte et appelle à l’action, puis une autre personne enfin, sans aucun lien avec les premiers mais sensibilisée par la virulence et l’outrance de leurs condamnations, passe à l’acte, ici le Tchétchène Abdullakh Anzorov.
De nombreuses analyses très nourries d’exemples dans les deux derniers chapitres du livre, viennent ainsi étayer cette étude de l’impact des islamismes à travers les réseaux sociaux sur les populations musulmanes en Europe. S’y ajoute une approche du langage et des mots clés de leurs propagandes (ainsi en France les dénonciations frontales de la laïcité au nom d’une « islamophobie » supposée). Mais Kepel montre aussi que l’une des faiblesses de la France tient à « l’effondrement des études islamistes » et plus largement des langues du monde arabe et musulman. Il souligne ainsi que les mots « islamiste » et « séparatisme », qui n’ont pas d’équivalents clairs en arabe, n’ont pas été traduits clairement dans ces langues lors des discours d’Emmanuel Macron, les efforts d’explicitation étant restés lettre morte, ce qui a entraîné dans ces pays une assimilation pure et simple entre anti-islamisme et anti-Islam, et donc l’incompréhension.
L’analyse géopolitique, très pédagogique et accompagnée de nombreuses cartes, manque pourtant de développements sur les différences entre les courants qui composent l’islamisme politique (Frères Musulmans, wahhabisme, salafisme, chiisme, mouvement taliban, et le sens de leur opposition au nationalisme arabe, etc.), et la signification historique de ces conflits idéologiques à l’intérieur du monde arabe, souvent réduits aux seules dimensions de leurs rapports de force dans un monde déstabilisé. Cela étonne chez un auteur dont on sait l’importance qu’il accorde à la place de l’idéologie dans l’explication du terrorisme islamiste, qui aime reconstituer le parcours intellectuel des protagonistes, tout en scrutant de près les textes qu’il considère les plus influents, comme l’Appel à la résistance islamique mondiale d’Abou Mousab al-Souri, dont s’inspirait l’État Islamique, et dont Kepel expliquait dans un précédent livre qu’il serait un véritable guide d’instruction pour les attentats.
Mais ce manque est peut-être en partie dû au fait que ce livre semble une étape nouvelle dans l’évolution de Kepel sur la question idéologique. On sait en effet que, dans les débats qui l’ont opposé à Olivier Roy, la pierre de touche était justement la question de l’importance ou non de l’idéologie dans l’explication générale du phénomène du terrorisme islamiste. Kepel lui accorde beaucoup d’importance dans cette explication, les idées sont un élément central pour comprendre le comportement des acteurs, et, dans ses livres précédents, il les examine avec beaucoup de soin. Olivier Roy, lui, conteste que le salafisme, par exemple, puisse être le « sas d’entrée dans le terrorisme ». Kepel parle de la « radicalisation de l’islam », là où Roy souligne plutôt « l’islamisation de la radicalité », celle-ci étant surtout pour ce dernier la teinture nouvelle des tendances nihilistes présentes depuis toujours dans les révoltes générationnelles, et la crise d’identité des populations issues de l’immigration.
L’évolution de Kepel est sans doute due au fait que, dans « les attentats de cette troisième génération du djihadisme » comme il les appelle, le lien entre l’idéologie et l’action terroriste est moins clair que dans des attentats comme celui du Bataclan (directement assignable à un mouvement dont la doctrine est contenue dans des textes). L’idéologie est bien là, mais moins comme une stratégie informant directement l’action et formant les acteurs, que comme une « atmosphère » créée par l’effervescence qui se développe sur la toile, qui installe un climat propice à l’action terroriste. Il est donc plus difficile de faire sa place aux liens de doctrines, à la catéchisation ou à la stratégie explicite d’un mouvement, comme causes explicatives finales directes. Celles-ci sont à chercher plutôt dans l’impulsion donnée par le mensonge, la déformation de la réalité et cette rhétorique de l’indignation propres au prosélytisme idéologique. Ils créent un climat qui permet le passage à l’acte car le terroriste y trouve l’élément légitimant. Au fond, comme le lien n’est pas direct, on peut même se demander si la nature des justifications compte tant que ça pour le djihadiste d’atmosphère. Qu’elle se trouve dans l’enseignement religieux ou non, l’important est d’abord de savoir si, dans un contexte précis, elle amène à ce que l’usage de la violence soit considéré comme légitime. La fonction du religieux semble ramenée ici au simple fait qu’il fonde. Alors les analyses de Kepel ne rejoignent-elles pas finalement un peu celles d’Olivier Roy, pour qui l’idéologie est d’abord l’habit de la radicalité ?
C’est donc un livre éclairant à la fois sur les recompositions à l’?uvre dans le monde musulman, sur la complexité des mouvements qui composent ce qu’on appelle l’islamisme, et sur la manière dont les acteurs principaux tentent de peser sur la situation à l’échelle globale. Mais les questions qu’il soulève permettent aussi de s’interroger sur ce qu’est exactement une idéologie : une doctrine offensive inscrite dans des textes et qui fait l’objet d’un endoctrinement, ou bien cet usage du mensonge propre à la radicalité et cette rhétorique de l’indignation, qui trouvent de multiples échos dans les frustrations sociales, et permettent à la violence de trouver son exutoire en la justifiant ? Vues ainsi les analyses de Kepel sont éclairantes aussi pour comprendre les mécanismes de la radicalité dans d’autres scènes, par exemple celles des extrêmes droites dans nos pays.
Gilles Kepel, Le prophète et la pandémie, du Moyen-Orient au djihadisme d’atmosphère, coll. Esprits du Monde, Paris, Gallimard 2021.
Gilles Kepel, Terreur et martyre, Flammarion, 2008.
Olivier Roy, Le djihad et la mort, Seuil, 2016.
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