« Au Moyen-Orient tous les systèmes en place sont en faillite. Tous ». Devant le Club des vigilants le 19 novembre Jean-Pierre Filiu, arabisant, professeur d’histoire à Sciences-Po et ancien diplomate n’a pas mâché ses mots pour décrire la situation de ces populations pour lesquelles il éprouve une profonde empathie.
Invité à l’occasion de la publication de son « histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours »*, il n’hésite pas à dire que la catastrophe humaine « abominable » organisée par Bachar el-Assad en Syrie pour sauver son régime n’a pas d’équivalent dans la région depuis la destruction de Damas et Bagdad par Tamerlan en 1401. Sur 20 millions de Syriens 7 millions sont réfugiés, 6 déplacés, un demi-million morts et un million blessés et/ou mutilés.
Pour ce qui concerne « la tragique et scandaleuse crise libanaise » il n’hésite pas à dénoncer une « faillite organisée » par le régime ou plutôt par le système en place (toutes religions confondues) pour faire fuir les élites et classes moyennes et continuer à exploiter ceux qui restent. Pas plus qu’en Syrie on ne souhaite qu’ils reviennent.
Que pouvons-nous faire, nous Français et Européens face à des situations que nous ne pouvons que déplorer pour les populations concernées et dont, en plus, les contrecoups se font sentir jusqu’en Europe (réfugiés, attentats) ?
En substance Jean-Pierre Filiu nous demande de cesser de regarder cette région du monde avec une approche beaucoup plus néocoloniale que nous n’en avons conscience, de cesser de raisonner en termes de blocs religieux et de minorités, notamment chrétiennes, qu’il faudrait protéger, et de cesser d’imaginer que les « grands voleurs » au pouvoir peuvent les protéger et réformer les systèmes en place.
La « protection » des minorités est historiquement une sorte de grande supercherie inventée par les puissances coloniales européennes et notamment la France pour justifier leur mainmise sur la région. La France s’est auto-proclamée « protectrice » des catholiques depuis l’ouverture de ses premières ambassades (Constantinople en 1535) et consulats (Alep en 1562). Le Royaume-Uni s’est voulu plutôt protecteur des juifs un peu et des druzes surtout. Après la première guerre mondiale, à la faveur du démantèlement de l’empire ottoman ces deux pays se feront octroyer des « protectorats », en Syrie et au Liban pour la France, en Irak pour le Royaume Uni.
Avant toutes ces « protections » les non musulmans, très nombreux dans la région (40% de chrétiens à Constantinople au 16e siècle), étaient organisés en communautés ou « nations » payant un impôt particulier en tant que non musulmans. Puis ils sont devenus « citoyens » au même titre que les autres ou presque, pas toujours avec enthousiasme. Mais fondamentalement il existait au Moyen-Orient un « vivre ensemble » assez souple et fluide (« on va aux fêtes des autres »).
Les gens appartenaient plus à des groupes d’intérêts de fait (souvent endogames) qu’à des communautés religieuses. Même si la séparation des empires chrétiens d’orient et d’occident date de 395 les orthodoxes ont vraiment su qu’ils étaient devenus orthodoxes quand la quatrième croisade est venue dévaster Constantinople, huit siècles plus tard, assure l’historien. Du temps des « nations » à l’intérieur des empires, des chrétiens recherchaient parfois la protection d’un tribunal musulman. Au 19e siècle, quand tout le monde était supposé devenu citoyen de l’empire ottoman, une partie des tribus irakiennes sont devenues chiites essentiellement pour échapper au service militaire.
Par contraste la France a laissé au Liban, qui en pâtit encore, une des pires bombes à retardement de la colonisation en institutionnalisant un découpage du pouvoir selon les communautés « religieuses », système supposé protéger les chrétiens maronites.
Jean-Pierre Filiu fait sienne la position de Dominique Eddé, dont il cite en exergue un texte d’avril 2021 : « Aucune minorité ne sera protégée, à l’avenir, si elle ne s’inscrit pas dans un projet politique laïque. La non-séparation de l’appartenance religieuse et de l’exercice du pouvoir est une calamité. Elle compromet de facto la notion de citoyenneté, la cohésion sociale, la coexistence des différences, l’édification d’un État ».
Lui qui est allé présenter son livre au Vatican dit que c’est aussi la position du pape, très activement engagé dans le dialogue islamo-chrétien « qui n’a jamais été aussi intense…par au moins vingt canaux différents ». Le pape François pense, assure-t-il, que seule la citoyenneté peut protéger efficacement les multiples communautés chrétiennes d’orient. L’Œuvre d’orient dont il loue le travail se garde bien, souligne-t-il, de trier entre les détresses et de réserver son aide aux seuls chrétiens.
Sur le terrain, il vaut mieux parler de régimes « civils » que de laïcité. En effet c’est la France laïque qui a été la puissance coloniale inventant le régime confessionnel évoqué plus haut. De plus différents régimes dictatoriaux se sont revendiqués laïcs dans le passé (le parti Baas notamment).
Il ne faut pas pour autant imaginer que le concept de société civile et de citoyenneté est inexistant dans cette région dont on souligne toujours les clivages religieux, nous met en garde Jean-Pierre Filiu. La « nadha », « renaissance » arabe qui émerge dans la deuxième moitié du 19e siècle au sein des élites régionales, est un mouvement auquel participent des non musulmans. Au congrès « arabe » qui se tient à Paris en 1913 il y a des délégués aussi bien chrétiens que musulmans. Les révoltes d’aujourd’hui (2011 en Syrie, 2019 au Liban et en Irak) affichent très clairement leur refus des divisions confessionnelles et communautaires.
Plus généralement la région a connu des expériences de constitutions, de liberté de la presse, d’élections. Aujourd’hui il y a partout des associations et ONG qui se battent courageusement pour la liberté. Au passage l’historien s’inquiète de ce que Facebook serait en train d’effacer assez largement la mémoire des révolutions arabes. Il faut cesser de regarder ces pays et leurs peuples avec nos préjugés « protecteurs » et un peu condescendants. « Ils n’ont pas besoin qu’on leur apprenne ce qu’est la démocratie ; ils ont juste besoin qu’on desserre l’étau de leurs bourreaux ». Et nous devons nous souvenir qu’il faut du temps derrière pour mettre en place un pacte national légitime et une constitution. « La constitution est fondamentale », insiste l’historien.
Pouvons-nous faire plus qu’attendre la prochaine révolution sans conforter les tyrans en place ? L’Europe peut-elle faire plus ? Quand Jean-Pierre Filiu rêve à voix haute il imagine ce que pourrait faire l’Europe si elle décidait de prendre comme démonstrateur la ville syrienne de Raqqa qui fut la « capitale » de l’État islamique et qui est actuellement sous contrôle kurde avec la bénédiction de la coalition internationale. Si on reconstruisait massivement sans demander leur avis ni à Poutine, ni à Biden, encore moins à Bachar el-Assad et pas trop au PKK kurde, des habitants reviendraient et il se créerait une « dynamique »…
* Le milieu des mondes – Une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours, Jean-Pierre Filiu. Ed Seuil.
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