L'idée de progrès ne s'insère plus dans un projet de civilisation

Physicien au CEA, Professeur à l’Ecole Centrale de Paris, docteur en philosophie des sciences et Membre du Conseil scientifique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), Etienne Klein est intervenu, le 15 septembre lors d’un petit-déjeuner débat, sur le thème « Le progrès peut-il encore faire rêver ? ».

Assurant qu’il n’est pas un spécialiste de l’idée de progrès, Etienne Klein admet puiser ses réflexions sur le sujet de ce qu’il « sent de l’air du temps », de ses lectures, mais aussi des discussions dans le cadre de l’OPESCST – lieu de discussion des enjeux scientifiques et technologiques - où il voit « émerger des réactions assez nouvelles par rapport à ce que la science peut proposer ». Pour illustrer l’évolution récente de notre rapport à l’idée de progrès, Etienne Klein donne deux exemples. Il cite en premier une étude menée par un sémiologue sur les deux dernières campagnes présidentielles de 2007 et 2012. Etude dont la conclusion, dit-il, est assez frappante : « En 2007, le mot progrès est cité plusieurs fois dans les discours de tous les candidats, quel que soit leur bord. En 2012, le mot a disparu. Complètement. Le mot progrès ne fait plus partie du langage politique ; il est remplacé par le mot innovation ». Pourquoi cette éclipse totale du mot progrès en si peu de temps ? Pourquoi un mot qui était moteur dans la dynamique politique s’est-il effacé en 5 ans ? Le deuxième exemple donné concerne une enquête "informelle" menée auprès de ses propres étudiants, élèves ingénieurs faut-il le rappeler à l’Ecole Centrale, sur la signification de la phrase : « on n’arrête pas le progrès ». Les réponses le font réaliser – « sans grande surprise, ajoute-t-il » - que l’idée de progrès chez eux diffère de celle que sa génération avait au même âge. « Pour ma génération, "on n’arrête pas le progrès", signifiait qu’il était moralement condamnable de vouloir l’arrêter car il était perçu comme quelque chose de bien pour le genre humain. Pour mes étudiants, en 2014, elle signifie qu’il est impossible de l’arrêter. Comme si le progrès était pris par une dynamique propre qui viendrait de nos entreprises, de l’économie et que n’avons aucune prise sur ce qu’il pourrait engendrer. » Cette perception nouvelle de l’idée de progrès annihile, à son sens, la co-naturalité qui devrait exister entre nos désirs et ce que le progrès nous propose. Ce glissement dans la perception de l’idée de progrès ne va pas sans interrogation. « Nous devons prendre acte qu’il n’existe aucun chemin qui conduise de la connaissance de ce qui est à celle de ce qui doit être ». Cette phrase de conclusion d’une conférence donnée, en 1939, par Einstein, sur le thème "Science et valeurs" résonne étrangement aujourd’hui. Pour Einstein - c’était avant la bombe atomique, avant l’émergence de la notion de responsabilité du chercheur -, la science est la démarche qui produit de l’objectivité, c’est la démarche la plus noble parmi celles que l’être humain peut accomplir. Etienne Klein ajoute toutefois que « cette objectivité et ces connaissances scientifiques produisent paradoxalement de l’ignorance ». Il s’agit, selon lui, d’une ignorance d’un type très spécial. « Que ce soit dans le domaine de l’internet, du nucléaire, des nanotechnologies ou de la biologie synthétique …, la science nous permet de faire mais elle ne nous dit pas si et ce que nous devons en faire. » Or, cette question du « devons-nous toujours faire ? » se pose avec une insistance croissante. Pourquoi ? Une des raisons principales invoquée par Etienne Klein, réside dans le fait que tout au long de la période de la modernité – qui va de Galilée jusqu’aux années 70 – le projet scientifique et technologique était enchâssé dans un projet de civilisation. Aujourd’hui, estime-t-il, ce n’est plus le cas. D’où la substitution du progrès par l’innovation. « Or, le progrès est un concept sacrificiel et consolant qui permet de donner sens aux inventions. » Des inventions qui, selon lui, peuvent induire de nouveaux risques, provoquer de nouveaux dangers, mais montrent que l’on est sur la voie de l’amélioration, de l’innovation et que la condition humaine en sera par conséquent meilleure. A titre d’exemple, il rappelle le premier accident de train et ses 55 victimes, en 1842, à Meudon et les débats dans la presse de l’époque qui ressemblent étrangement à ceux d’aujourd’hui : a-t-on raison de voyager en train ? Ne faut-il pas arrêter le chemin de fer … ? Dans la France de 1842, et malgré le traumatisme de l’opinion publique face aux 55 morts, Lamartine déclare à la tribune de la Chambre : « plaignons les (les victimes), plaignons-nous (parce que nous sommes en deuil) mais marchons ». Lamartine considère alors que ce n’est pas un accident qui va changer le cours de l’histoire. Aujourd’hui, face à un tel accident, on serait bien en peine de trouver un député pour tenir un discours pareil. Le même Lamartine, invité à Mâcon en 1847, réitère dans un discours, lors d’un banquet offert en son honneur, sa profession de foi en la philosophie des Lumières à laquelle nous renonçons aujourd’hui : « la raison humaine quoiqu’en disent les amateurs des ténèbres est la confidente divine de la providence sur terre. Elle est la révélation continue des vérités dont la clarté s’accroit sans cesse sur l’horizon des peuples ». Qui dirait cela aujourd’hui ? En 1930, Jean Perrin, découvreur de l’atome en 1906 et prix Nobel de Physique déclarait lors de son discours inaugural : « rapidement, peut-être dans quelques décennies, si nous consentons au léger sacrifice nécessaire, les hommes libérés par la science vivront joyeux et sains (…). Ce sera un éden qu’il faut situer dans l’avenir plutôt que de l’imaginer dans un passé qui fut misérable ». Qui affirmerait, avec cette force, cela de nos jours ? Enfin Kant, philosophe des Lumières, ne considérait-il pas que « le progrès est une idée consolante » ? Elle est, selon Kant, consolante au sens où elle permet de supporter les tourments du présent en imaginant un futur – non pas pensé sur le mode de l’utopie – meilleur à condition qu’on le veuille et qu’on y travaille. Il s’agit de faire apparaître un horizon par lequel nous pouvons penser que nos enfants vivront mieux que nous. Ce qui permet de consoler des malheurs du présent. Autrement dit, le malheur est provisoire. Croire au progrès, c’est sacrifier du présent personnel au nom d’un futur collectif dont la configuration soit désirable. C’est ainsi que l’on peut résumer la vision du progrès, associée à une philosophie de l’histoire, qui s’est achevée dans les années 70. Pour Etienne Klein, le sentiment dominant de nos jours est que le futur n’est même pas configuré. Ou alors quand il l’est par des prospectives ou des travaux théoriques d’extrapolation à partir de ce qui est, c’est, hélas, la catastrophe "annoncée". Ce qui ne donne pas envie d’y aller. Essayons, nous dit-il, de regarder en arrière. Dans les années 60/70, les Tintin, Pilote et autres magazines pour les jeunes regorgeaient d’histoires sur l’An 2000. On y expliquait comment nous mangerions, nous nous déplacerions, nous travaillerions … à cet horizon là. Le futur était présenté, même si les prospectives se sont avérées souvent fausses. Aujourd’hui, on pense le progrès comme quelque chose dont on profite, en particulier la technologie, et non comme quelque chose à laquelle on participe. Qui parle aujourd’hui de 2050 ? Comment fonctionnera l’Education nationale à cet horizon avec l’explosion du numérique ? Y aura-t-il encore des salles de cours et des élèves dedans ou tout se fera-t-il via écrans interposés ? Quel sera le rôle des professeurs … ? Quels seront les enjeux énergétiques ? Est-on vraiment à la hauteur des défis posés par le changement climatique ? Cette incapacité à se projeter dans l’avenir devient, selon lui, une source incommensurable d’angoisse. Et Etienne Klein de conclure : on est passé de la modernité à la postmodernité qu’on pourrait définir comme la modernité sans l’illusion.

Share

Commentaires

Très bon état des lieux mais où est la réponse à la question : « Le progrès peut-il encore faire rêver ? » ?

Je ne vois ici qu'un constat et aucune ébauche de proposition.

La science et les scientifiques sont sur la défensive car ils sont accablés de reproches et que le commun leur attribue tous nos maux. Cependant ils ne baissent pas les bras et continuent malgré tout d'avancer. Il n'y a pas de jours sans nouvelle(s) découverte(s) extraordinaire(s).

Alors pour ma part, je répondrai "OUI" sans hésiter, oui Le Progrès peut encore faire rêver, un oui de profession de foi, un oui porteur d'avenir et d'espérance, un oui humble qui ne préjuge en rien de ce que sera ce Progrès.

Ajouter un commentaire