La barre des 10 000 milliards de dollars de dettes publiques qui s’échangent à des taux négatifs a été franchie. En termes de causes les choses semblent assez simples : cette épargne est mal rémunérée faute de trouver des investissements créateurs de valeur ajoutée. La BCE s’emploie pourtant à canaliser l’épargne vers l’investissement. En achetant la dette publique elle chasse les banques commerciales de cette zone de confort en espérant qu’elles iront exercer leur métier de préteurs sur le terrain plus risqué de l’investissement productif, source de la croissance et de l’emploi.
Les banques trouveront-elles 10 000 milliards d’investissements? Vraisemblablement non. A titre d’exemple le plan Juncker, qui prévoit un effort massif dans les PME, dépasse à peine 300 Mds d’euros. Ceux qui misent sur l’investissement productif pour faire remonter les taux font un pari risqué. Non parce que les entrepreneurs n’en font pas assez mais parce que l’ordre de grandeur avec l’épargne disponible a divergé.
Sommes-nous dès lors condamnés à voir l’épargne se placer sur des titres sans rendement, dévorée par un marché obligataire déjà obèse (120 000 Mds d’euros) ?
Elargir l’horizon de l’épargne / investissement signifie saisir l’ampleur de la grande transformation en cours. Ruptures technologiques, changement radical des valeurs et redistribution sur l’échelle des rendements sont les symptômes des transitions historiques, la digitalisation aujourd’hui, l’industrialisation hier. Ces phénomènes interagissent entre eux, leurs interactions produisent une révolution qualitative.
Commençons par être pleinement conscients de la transformation du monde par la technologie. Là sont les investissements dont l’ordre de grandeur correspond aux montants évoqués. Deux exemples : le coût d’un réseau mondial à haute tension associé à des réseaux intelligents locaux pour distribuer une électricité décarbonée a été évalué à 13 000 milliards de dollars. Imaginons aussi l’infrastructure pour les voitures sans conducteurs, incroyable révolution à venir. Adieu panneaux de signalisation et feux tricolores ; capteurs, GPS et diverses boucles électromagnétiques formeront la nouvelle infrastructure sur terre et dans l’espace. Elle est entièrement à construire… et à financer. Dans les deux cas, les bénéfices sociaux sont considérables ; 80% des accidents de la route seraient, par exemple, évités.
Parlons ensuite du rendement, l’impitoyable miroir de nos réussites et de nos échecs. Hormis des classes d’investissements dont le volume est restreint (capital risque), la tendance à la baisse va se poursuivre ; elle pose de vrais problèmes politiques dans des sociétés vieillissantes et épargnantes. La réflexion sur les rendements s’articule autour d’une question essentielle : sommes-nous prêts à mieux valoriser l’utilité sociale et le long terme ? Les incitations fiscales, d’autres indicateurs de richesse et de nouvelles normes comptables sont une partie de la réponse, une partie seulement. Le point principal est l’inflexion des valeurs, ce sont elles qui, in fine, fixent l’échelle des rendements.
L’exceptionnel observateur de la société industrielle que fut Raymond Aron écrivait : « ce qui est constitutif du capitalisme, ce n’est pas tant le profit maximum que l’accumulation indéfinie ». L’accumulation indéfinie a longtemps irrigué le système de valeurs, de prix et de rendements. L’étape du développement historique qui lui succède sous nos yeux a d’autres caractéristiques, par exemple des mécanismes inédits de solidarité / confiance permis par la technique collaborative, l’écrasement des hiérarchies et des intermédiaires et l’impératif de frugalité. Une nouvelle échelle des rendements va apparaitre, redistribuant la valeur des actifs, le prix des biens et des services. En grande partie, elle sera ce que nous en ferons.
Ces milliards qui divaguent sur les marchés sont le signe irritant d’une absence de repères ; accuser la finance est trop facile, la responsabilité est collective. Les think tanks sont là pour rappeler aux candidats de 2017 que reprocher l’absence de rendement pour les épargnants-retraités-électeurs ne suffira pas : orienter l’épargne est une responsabilité, fondamentalement, politique.
Commentaires
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La question de ces liquidités
La question de ces liquidités gigantesques qui "divaguent" sur les marchés est bien le signe de la nécessité d'un tournant "politique". Du pain, des jeux disaient déjà les Romains, pour contenter le peuple. Le jeu de la spéculation financière inonde notre société, sans créer aucune valeur, mais pour nourrir un monde d'agents de tout poil. Les politiques ont renoncé à l'impôt sur les transactions, c'était pourtant bien, et ça aurait sans doute réorienté l'épargne vers l'investissement.
Or les investissements à réaliser sur le long terme sont collossaux : comment orienter les liquidités vers ces investissements ? Il faudra sans doute légiférer par des incitations fiscales beaucoup plus fortes que les dispositions "cosmétiques" actuelles.
Autre problème : la phobie du risque, qui imprègne notre société, au point de dissuader la plupart des épargnants à jouer au "capital risqueur". Paradoxe : le formidable progrès technique qui depuis deux siècles a réduit les risques sur les personnes a eu pour conséquence la poltronisation générale des individus sur les risques qui subsistent encore.
Oui, la question est politique, mais où sont les politiciens courageux ?
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Le goût du risque
Tout à fait d'accord avec toi Philippe, les épargnants qui n'ont plus de rendements peuvent méditer sur l'aversion au risque qui n'est pas seulement celle des investisseurs mais aussi la leur. Le paradoxe vient du décalage entre cette gigantesque épargne et l'ampleur des besoins non satisfaits. Quand on voit, par certains aspects, l'état de la société, on est sidéré de l'incapacité de l'épargne à être utile. Retrouver du rendement signifie investir. Investir dans les besoins sociaux sans faire de l'assistance est un enjeu clé. Il faut bâtir une industrie de l'investissement social capable de faire ce que le capital risque a fait avec la technologie. C'est probablement cela le nouvel horizon du risque.
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