Comment comprendre – Lecture de Gilles Kepel.

Comprendre des événements tels que les attaques de 2015 nécessite de recourir à des travaux de qualité universitaire. Les sciences sociales n’énoncent pas des règles universelles de causalité comme le font les sciences dures mais elles permettent d’augmenter la compréhension, c’est-à-dire aboutir à une reconstruction qui rend intelligible les choix des acteurs dans des circonstances données. Dans ses Leçons sur l’histoire Raymond Aron  a défini l’explication compréhensive d’une conduite humaine : « elle exige qu’en fonction des circonstances, du système des valeurs, de la psychologie de l’acteur, la décision de celui-ci nous paraisse intelligible ». C’est, de façon remarquable, ce que l’ouvrage de Gilles Kepel et d’Antoine Jardin, Terreur dans l’hexagone, genèse du djihad français* parvient à faire. Saluons au passage l’Institut Montaigne qui soutient les recherches de Kepel depuis plusieurs années et qui montre ainsi la place prise par les think-tanks dans l’intelligence collective.

En deux parties : l’incubation, l’éruption, l’ouvrage étudie la décennie qui démarre avec les émeutes urbaines (2005) et qui voit l’expansion de l’Islam intégral et le passage au terrorisme « réticulaire » en opposition à celui centralisé et pyramidal de la génération Ben Laden. Il met à jour les racines sociales, politiques et religieuses d’un phénomène que l’on comprend imparfaitement si on le réduit à sa dimension sécuritaire. Il montre comment les attentats récents résultent de l’approche systémique théorisée, en 2005, dans l’Appel à la résistance islamique mondiale du syrien Abu Musab al-Suri et comment la multiplication des injonctions culturelles et des références au djihad légitime le basculement dans la violence.

Une citoyenneté récente, sans offre politique ni représentation adaptées, des bases sociales fragiles ainsi que l’éparpillement du champ religieux musulman ont créé le terreau de l’Islam intégral qui, sous ses différentes formes (salafisme, frères musulmans, etc.), s’étend dans les populations issues de l’immigration et d’autres populations laissées pour-compte où l’on observe une hausse des conversions ; populations exposées à la marginalisation et à la ségrégation sociale et ethno-raciale sur lesquelles les instances représentatives (élus ou associations confessionnelles telles que l’UOIF) ne parviennent pas à exercer un contrôle social efficace.

L’offensive de l’Islam radical va approfondir les facteurs de dissociation liés à la précarité et à la pauvreté. Il revendique un apartheid culturel avec la culture européenne qu’il désigne comme mécréante. Il exige une soumission totale à l’Islam et son pendant : une rupture complète avec l’environnement non-islamique. L’utilisation des marqueurs identitaires (voile, halal) et la victimisation des Musulmans issus de l’immigration postcoloniale sont exacerbées. Le thème de l’islamophobie cherche à radicaliser vers l’horizon du djihad des franges beaucoup plus larges, en les galvanisant par la dénonciation de l’oppression que subirait l’Islam en France. Les provocations (bruler le code civil après la loi interdisant le port du niqab en public, les cris de « mort aux Juifs » dans les manifestations contre Israël) et les pages Facebook qui se concluent en appel au djihad se multiplient.

En 2012, après seize ans de tranquillité, la violence terroriste fait de nouveau irruption en France avec les crimes atroces de Mohamed Merah. Merah n’est pas le loup solitaire présenté par les autorités pour masquer leur échec à comprendre leur nouvel ennemi; c’est un cas social lourd instrumentalisé par le salafisme radical pour que s’accomplisse le projet d’al-Suri. La tuerie commise par Mohamed Merah inscrit la France dans un espace du djihadisme universel où s’imbriquent déréliction sociale, passé colonial, désenchantement politique et exacerbation islamique. Brusquement le tabou du meurtre pour une cause politico-religieuse est levé par les injonctions salafistes radicales qui redéfinissent les frontières du Bien et du Mal en rendant licite l’assassinat des « mécréants » écrit Kepel. En 2014 la création du califat offre de nouveaux moyens logistiques et une légitimation supplémentaire. En janvier 2015, la France est de nouveau frappée et l’on découvre que la suprématie culturelle de la République n’est pas aussi Charlie qu’on le croit. En novembre, c’est la tuerie sur une grande échelle à Paris.

Face à ces évolutions Kepel décrit des élites politiques sans prise sur les transformations de la société et qui peinent à considérer ce qu’il appelle le refoulé nord-africain de notre histoire. Les partis traditionnels échouent à montrer aux populations issues de l’émigration post coloniale de la sympathie pour leurs difficultés quotidiennes et leurs pratiques religieuses. Faute de réflexion approfondie ils peinent à recycler la laïcité dans un projet fédérateur, source d’intégration. Le vote massif des populations issues de l’immigration en faveur de F. Hollande, accentué par la campagne clivante de N. Sarkozy, et leur effort de participation électorale sans précédent se fracassent sur le manque d’intérêt du PS et le mariage pour tous qui alimente le conservatisme, parfois empreint de radicalité, des milieux populaires musulmans.

Terreur dans l’hexagone est un livre passionnant qui permet de plonger dans la culture, les références, la weltanschauung de cet Islam intégral. En guise de prescription, Kepel invite Pierre Manent qui « préconise de faire une place légitime à l’Islam dans le République comme communauté en soi, afin que les Musulmans, sans avoir à trahir l’attachement à leur dogme, deviennent des membres à part entière de la nation française ». Quelle que soit la direction on pressent qu’il faudra un effort politique de grande ampleur où l’éducation aura un rôle déterminant. Alors, un jour, peut-être, on écrira un 3e chapitre : l’extinction.

*Editions Gallimard. Disponible sur tablette numérique.    

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