Invité récemment du Club, Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité à la DGSE, estime que, hormis, deux ou trois pétromonarchies – Arabie Saoudite, Koweït et Qatar - le monde arabe est, depuis deux ans, totalement déstabilisé.
Grand connaisseur de cette région du monde dont il parle les langues – il a pendant des années servi en poste détaché en Syrie, au Liban, au Maroc … - il a décrit les grandes fractures qui la traversent, en particulier la rivalité Qatar/Arabie Saoudite pour le partage du marché "islamiste". Grand connaisseur aussi de l’histoire ancienne comme la plus récente du monde arabe et musulman en général, Alain Chouet sait faire appel au passé pour mieux éclairer le présent. Il nous livre ci-dessous son analyse de la situation, en particulier en Syrie.
Les autocrates Out, les démocrates ignorés, les islamistes In
En Tunisie comme Egypte, les deux autocrates, Ben Ali et Moubarak, ont été boutés dehors et ont été remplacés, dit-il, non par des démocrates mais par les frères musulmans. Démocrates qui existent dans ces pays et qui ont été superbement ignorés par les Occidentaux.
En Libye, la chute de Kadhafi a carrément cédé la place à des chefs de bandes "islamistes" comme à Tripoli dont le gouverneur est un ancien affidé d’Al Qaïda et à la destruction de l’Etat.
Au Yémen, ce sont des islamistes qui s’opposent avec le plus de virulence au successeur du président déchu Ali Abdallah Saleh.
En Irak, si l’on excepte la guerre Iran/Irak, Saddam Hussein a, en trente ans, fait 30 000 morts parmi ses opposants. Or, depuis l’intervention occidentale en 2003, on en est à 145 000 morts en dix ans ! Et tout cela pour aboutir à un gouvernement essentiellement chiite, tourné vers l’Iran et qui a tendance à jeter les occidentaux dehors.
Ne parlons pas du Soudan où les frères musulmans sont au pouvoir depuis 30 ans ! Ils ont ruiné le pays, l’ont cassé en deux, alors que le président Omar Al Bachir, poursuivi par la Cour Pénale Internationale pour crime de génocide au Darfour, continue à se pavaner dans un certain nombre de conférences internationales sans être inquiété le moins du monde.
Enfin, prenons le cas de Bahreïn, partie prenante de l’empire britannique jusque dans les années 70. Lorsque ce pays obtient, en 1971, son indépendance, il se dote, dans la pure tradition britannique, d’un monarque constitutionnel, un sunnite, d’une constitution et d’un parlement. Ce qui n’a pas plu au puissant voisin saoudien qui le pressa d’annuler sa constitution, de dissoudre son parlement … C’est ainsi que s’est installée une autocratie sunnite alors que la majorité de la population - 70 % - est chiite. Et dans le sillage des soulèvements arabes récents, ce sont les chars saoudiens et émiratis qui sont venus mater la rébellion à Bahreïn sans que l’Occident ou la presse occidentale s’en émeuvent.
Le cas de la Syrie
Regardons de près la situation dramatique de la Syrie. Je dirai, en premier lieu, que ce n’est pas parce qu’on se rebelle contre un autocrate qu’on est forcément un démocrate. Lénine, Fidel Castro, Khomeini en sont quelques exemples. En deuxième lieu, ce n’est pas parce que l’on s’interroge sur les moyens, les méthodes, les objectifs, les financements d’une rébellion que l’on est partisan du dictateur. Enfin, ce n’est pas parce qu’on critique, éventuellement, les objectifs, les méthodes … d’une rébellion qu’on est un horrible "facho".
En quoi la situation en Syrie diffère-t-elle de ce qui s’est passé par exemple en Tunisie, en Egypte ou même en Lybie ? Et pourquoi, deux ans après le début de la rébellion, le régime tient-il toujours ? Une des explications, à mon sens, est à chercher dans la structure du pouvoir. Dans les trois premiers pays, ce sont des familles qui ont capté le pouvoir.
En Tunisie, la famille Ben Ali, en particulier son épouse et ses 200 cousins ont rançonné le pays et l’ont mis en coupe réglée à leur profit de famille. Idem en Egypte.
Mais en Syrie, ce n’est pas le cas. Hafez Al Assad, le père, puis Bachar Al Assad ont instrumentalisé l’Etat au profit de leur communauté et des communautés alliées. Le parti Baath, parti laïc formé dans les années 40, était un parti consensuel des minorités : les alaouites, les chrétiens, les druzes, les ismaéliens et quelques sunnites laïcisants. Le père, hier, comme le fils aujourd’hui, à l’inverse des autres autocrates arabes, ne représentent pas seulement leurs intérêts personnels de famille, ou même de clan, mais voient leur pouvoir comme une forme d’assurance pour les minorités du pays. Cette assurance est vitale pour eux. D’autant qu’une fatwa d’Ibn Taymiyya au 13ème siècle, jamais annulée, appelle au génocide des Alaouites considérés comme des apostats et pire que les Juifs ou les Chrétiens… Or, ces minorités, observant avec inquiétude ce qui se passe en Tunisie, en Egypte, au Yémen, en Libye …, constatant que l’Occident, volontairement ou non, par calcul ou par bêtise, favorise partout la prise de pouvoir par les forces islamistes, du courant le plus réactionnaire, le plus rétrograde, le plus haineux vis-à-vis des minorités, en l’occurrence le wahhabisme, que font-elles ? Elles font bloc autour de Bachar Al Assad. Et c’est cette résistance, très réelle, qui fait que ce régime, plutôt autoritaire et non dictatorial comme l’était celui de Moubarak ou Ben Ali, ne s’est pas effondré deux ans après le début de la rébellion. Il faut ajouter que c’est un pays où il y a un vrai respect de la laïcité avec notamment un accès à la fonction publique sur concours et sans distinction de croyance. Ce qui n’est par exemple pas le cas en Egypte où la fonction publique est fermée aux Coptes.
Autre soutien. Celui de la Russie. La plupart des commentateurs mettent en avant l’aspect commercial des ventes d’armes ou stratégique avec la base navale de Tartous. Ce qu’ils oublient ou feignent d’oublier, c’est la fidélité, un élément fondamental, des Russes envers les minorités, en particulier les Grecs orthodoxes. Le régime de Bachar Al Assad constitue, à leurs yeux, un rempart contre les velléités des uns et des autres de créer un "Hinterland" sunnite derrière la Turquie. Un "Hinterland" qui a de grandes chances de se réaliser si la rébellion, soutenue par l’Arabie Saoudite et le Qatar, venait à l’emporter. La première, ennemi juré du second, agit comme le parti communiste soviétique des années 20. Au « pas d’ennemi à gauche » de ce dernier répond aujourd’hui le « pas d’islam plus radical que le nôtre » des Saoudiens !
Le rôle obscur des Occidentaux
N’oublions pas enfin le rôle obscur des Occidentaux qui, plutôt que de soutenir les démocrates favorables à une solution négociée avec le régime, ont choisi de laisser faire ces deux pays. Occidentaux qui, sous l’influence des pétromonarchies, parlent de négociation à condition que l’une des parties, en l’occurrence Bachar Al Assad, en soit exclue. Obama n’a-t-il pas, deux ans auparavant, signé d’une main l’acte de nomination d’un médiateur de l’ONU chargé de trouver une solution pacifique et de l’autre un "Secret Act" autorisant les services spéciaux à entraîner les rebelles ? Un double jeu qui a conforté le régime dans sa lutte à mort contre une opposition armée dont l’objectif est devenu clairement un changement de régime. Changement de régime qui, s’il a lieu, ne peut profiter qu’aux islamistes.
Et notre intérêt dans tout ça ? Aucun. Les Occidentaux sont en train de se tirer une balle dans le pied en favorisant l’éclosion, partout sur la rive sud de la Méditerranée, de régimes islamistes qui ne nous veulent aucun bien. Les Etats-Unis sont loin. Pas nous.
Commentaires
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Excellent déjeuner et toute aussi remarquable intervention d'Alain Chouet qui nous a tenu en haleine durant 2 h 30. Nombreux sont celles et ceux qui auraient si volontiers prolongé encore l'échange...
Grâce à cet article nos lecteurs peuvent partager la brillante analyse de notre intervenant, et ainsi alimenter leur propre réflexion sur un sujet qui nous concerne tous, et directement.
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