Faudra-t-il attendre vingt-cinq ans de plus pour que les autorités françaises consentent à s’exprimer en responsabilité sur le rôle joué par la France au Rwanda avant et pendant le génocide des Tutsi en 1994 ? On peut le redouter tant les exemples historiques tendent à montrer que deux générations, au moins, sont nécessaires. La reconnaissance des crimes de Vichy (50 ans), récemment la vérité sur l’affaire Audin (50 ans) ou encore les déclarations du président de la République d’Allemagne sur la responsabilité de son pays dans le génocide des Arméniens (100 ans), souvent citées comme les exemples à suivre, sont dans cet ordre de grandeur.
Les freins sont nombreux, à commencer par la réticence évidente des acteurs à admettre des erreurs ; solidarité de corps et persistance des réseaux du pouvoir, sensibilité à fleur de peau des militaires pour qui l’honneur est un principe d’action, contingences politiques et indifférence de l’opinion complètent le tableau.
Plus profondément, l’enchevêtrement des registres politique, juridique et historique est un facteur de complexité tant le rythme, les objectifs et la méthode de chacun se télescopent et interfèrent sans jamais s’aligner. Les polémiques qui durent depuis 25 ans entretiennent la confusion, parfois sciemment. Certains militants prétendent écrire l’histoire en forçant la justice mais sortir par le haut signifie que chaque registre procède indépendamment.
Le travail de compréhension effectué ces vingt-cinq dernières années est remarquable, tant sur la mécanique génocidaire que sur le rôle de la France. Sur ce dernier point il est établi et documenté qu’entre 1990 à 1994 : l’information à destination des autorités françaises sur les risques puis l’exécution d’un génocide des Tutsi par le pouvoir et des groupes extrémistes hutus a été précoce, constante et multi-sources ; le gouvernement français a soutenu avant, pendant et après le génocide les gouvernements successifs et les forces armées rwandaises face à l’offensive armée, venue de l’Ouganda, du FPR de Paul Kagamé; les différents épisodes de la coopération militaire à la base de ce soutien ont entraîné de multiples interactions avec des acteurs rwandais qui ont exécuté le génocide.
Les faits ne préjugent pas de leur interprétation dans chacun des trois registres. La justice dira ce qui vaut condamnation correctionnelle ou pénale. Il y a rarement de smoking gun dans les archives ont coutume de dire les historiens. Il y a un faisceau de faits qui permet une analyse causale et qui aboutit à une interprétation selon la méthode scientifique ; c’est-à-dire qui tend à l’objectivité et qui reste ouverte à la contradiction.
La réponse politique à l’occasion du 25e anniversaire a été de faciliter ce travail historique en offrant à un groupe de chercheurs habilités un accès à toutes les archives françaises. C’est à la fois un progrès est une esquive. Progrès parce qu’une partie des archives est incommunicable en vertu des lois existantes, esquive car la responsabilité du politique est de dire la défaillance du pouvoir quand elle est avérée ─dans ce cas les éléments sont nombreux─ et les leçons qu’il faut en tirer. Laissons les juges et les historiens travailler. On verra alors ce qu’il reste du discours des dirigeants de l’époque qui s’abritent derrière la politique de réconciliation alors menée par Paris et qui s’évertuent à dire « guerre civile » quand tout le monde dit « génocide ».
Raymond Aron, pour qui le rapport à l’action fut un constant sujet d’étude, avait coutume de dire que « le principal moteur de l’histoire est la bêtise ». C’est un mot vaste dont il faut préciser le sens. Erreur d’analyse, tendance à l’abstraction, aveuglement, hubris, focalisation sur des buts étroits, processus de prise de décision fermé et défaillant ; incapacité à intégrer un changement de contexte, à s’extraire d’un engrenage ou à modifier sa conduite dans le cours de l’action, dysfonctionnement dans l’exécution, répression des voix dissidentes, rivalité des acteurs, inertie ; indifférence au malheur des peuples, etc. : ce sont les différentes facettes de la bêtise quand on en vient au pouvoir exécutif.
Le cercle étroit des dirigeants qui entouraient le président Mitterrand écarte tout débat au motif qu’il est absurde d’accuser la France d’avoir eu l’intention de commettre un génocide. La question de l’intention sera tranchée dans les registres historique et juridique avant de l’être, peut-être un jour, dans celui du politique.
Dans l’immédiat, pour les simples citoyens soucieux de la qualité de la gouvernance publique, la question ce n’est pas l’intention c’est la bêtise, au sens aronien, des autorités françaises face à l’un des pires génocides du 20e siècle.
Commentaires
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Merci de cette analyse éclairante.
Sur la question de la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsis, il me paraît absolument nécessaire de distinguer le registre juridique du registre politique. Autant il faut laisser la justice faire son travail (et seule la justice peut trancher), autant nous pouvons déjà pointer du doigt les défaillances du pouvoir exécutif avant et pendant le génocide, et il me paraît très intéressant d'appréhender la question sous l'angle de la "bêtise" aronienne. Merci !
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De la bêtise
Merci de nous rappeler combien la bêtise peut nous mener au pire : préparer ceux qui allaient commettre un génocide et qui s’en vantaient, continuer à les soutenir quand le pire prenait réalité, et soutenir jusqu’aujourd’hui encore que nous avons bien fait. 1 million de morts.
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Merci
Article très éclairant. Merci de nous aider à rester vigilants !
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