Célestin Monga : L’avenir de l’Afrique c’est l’industrie
Ce n’est pas l’agriculture traditionnelle, ce ne sont pas les matières premières et ce ne sont pas les services qui feront sortir l’Afrique de sa pauvreté et qui fourniront emplois et revenus à une population jeune en forte croissance (2,4 milliards habitants en 2050 dont la moitié de moins de 25 ans). C’est l’industrie. Célestin Monga a partagé cette conviction et ses arguments avec les membres et les invités du Club des Vigilants, le 17 novembre au cours du premier « webinaire » du Club, trois jours avant la journée de l’industrialisation de l’Afrique. Cette rencontre virtuelle a permis à près de 150 personnes de se connecter, dans le monde entier, notamment de nombreux Africains. L’orateur s’exprimait de Harvard où il enseigne en ce moment.
Ses convictions, cet économiste camerounais de 60 ans les a forgées au cours d’une carrière très riche où alternent enseignement et recherche avec des responsabilités à la Banque Mondiale, à l’ONUDI (Organisation des Nations Unies pour le développement industriel) et à la BAD, Banque Africaine de Développement, dont il a été récemment économiste en chef.
Pourquoi l’avenir de l’Afrique devrait être l’industrie
Historiquement c’est la révolution industrielle qui a changé brusquement le destin économique des pays aujourd’hui riches qui pendant des siècles ont partagé des niveaux de pauvreté tout à fait comparables à ceux de l’Afrique. L’Afrique n’y a pas participé. L’orateur montre à l’appui de sa démonstration un graphique synthétisant l’évolution des revenus par habitant en dollars constants sur 2000 ans ! L’industrie seule est capable d’infléchir aussi fortement les courbes de développement économique.
Ce qui a été vrai au dix-huitième siècle en Europe s’est vérifié au vingtième en Asie. Célestin Monga montre aux participants une série de photos du quartier de Cheonggyecheon à Séoul et de la zone économique spéciale de Shenzhen, à côté de Hong Kong, qui attestent du changement structurel et du boom économique accompli par la Corée du Sud et la Chine en à peine plus d’une génération tandis que la place du marché de Yaoundé, capitale du Cameroun, ressemble aujourd’hui à celle de 1958, la foule en plus.
L’orateur montre ensuite la répartition de la main d’œuvre dans un certain nombre de pays africains. La masse de la population y est « enfermée » dans l’agriculture vivrière traditionnelle ou dans de prétendus « services » qui sont souvent des activités informelles à très faible rémunération. Dur labeur et faible productivité, travailler du matin au soir des vies entières pour une misère c’est le sort de beaucoup d’Africains et tout autant d’Africaines dont la propre grand-mère de Célestin Monga. Seule l’industrie peut les sortir de là. Mais il manque à tous ces pays des stratégies et des politiques pour que les femmes africaines ne passent plus huit heures sous le soleil à gratter la terre pour en tirer pas grand-chose.
Les matières premières qui font la « richesse » de certains de ces pays (pétrole, diamant, minerais divers, café, cacao) sont-elles une solution ? En réalité l’Afrique est « otage » de ces exportations qui « sclérosent » les pays exportateurs et figent leurs structures économiques.
Les États eux-mêmes n’y retrouvent que très moyennement leur compte. Avec des revenus fiscaux représentant 5% du PIB malgré les exportations de pétrole, comment le Nigéria, le pays le plus peuplé d’Afrique, peut-il fournir aux Nigérians écoles, santé et infrastructures ?
Aucun pays au monde n’a réussi à sortir sa population de la pauvreté sans une certaine forme d’industrialisation soutenue, sauf de petit pays à faible population très riches en matières premières comme les pays du Golfe.
Comment l’industrie pourrait devenir l’avenir de l’Afrique
Industrialiser l’Afrique, est-ce irréaliste ? Impossible ? Qu’est-ce qui l’empêche ?
Célestin Monga tient à préciser qu’il a une vision très large de ce que peut être l’industrie. L’agroalimentaire et l’agro-industrie en font évidemment partie. Il n’est pas normal que l’Afrique importe tant de nourriture. Il ne rêve pas d’industrie lourde et encore moins d’industries « sales ». L’industrie légère est tout à fait adaptée. Les pochettes pour téléphones portables vendues sur le marché d’Addis-Abeba ont-elles besoin de venir de Chine ? En une heure dans la rue en Afrique quantité d’opportunités de création d’entreprises sautent aux yeux. Il faut des industries à forte intensité de main d’œuvre qui génèrent de l’emploi comme elles l’ont fait en Asie. Il faut éviter ce que fut le piège des premières tentatives d’industrialisation quand des États nouvellement indépendants ont voulu copier les activités à forte intensité de main d’œuvre de l’ancien colonisateur. Il évoque le Sénégal de Senghor qui rêvait, parait-il, d’une usine de camions Berliet.
La qualité de la main d’œuvre, son niveau de formation notamment, n’est pas un obstacle, assure-t-il. À n’importe quel niveau de développement avec n’importe quel potentiel humain on peut créer de la richesse si on a une bonne idée. Même avec son capital humain actuel Afrique pourrait enregistrer des taux de croissance bien supérieurs. La Chine de la fin des années 70 a amorcé sa révolution industrielle après des années de fermeture des universités par la révolution culturelle. Le génie de Deng Xiaoping a été de mettre au travail la main d’œuvre telle qu’elle était en Chine à ce moment-là.
Des succès montrent déjà que l’Afrique peut s’en sortir. Il cite tout particulièrement Maurice. Le grand économiste James Meade estimait au moment de son indépendance au début des années 60 que cette île très dépendante de la production de canne à sucre avait très peu de chances de s’en sortir. Maurice fait partie aujourd’hui des pays dits à « revenus intermédiaires élevés ». Il cite aussi la Namibie qui a monté une activité de taille et polissage de diamant, sa principale source de revenus.
Il évoque aussi ces jeunes informaticiens qui commencent à produire applications et jeux et les associations qui les aident comme Afrilabs (communauté de pôles d’innovation technologique soutenue notamment par l’Agence Française de Développement). Les prestations à travers les frontières font partie des activités à développer.
L’État a évidemment ou devrait avoir un rôle crucial pour déclencher le processus de transformation. Il l’a eu en Chine ou en Corée. Il l’a eu à Maurice. Célestin Monga développe ses idées sur le renouveau des « politiques industrielles » dans deux grands articles (1 et 2) cosignés avec Joseph Stiglitz et Justin Lin.
Ceci pose évidemment la question de la « gouvernance » en Afrique, évoquée dans plusieurs questions de participants. C’est un sujet fondamental. Les pays pauvres ont toujours une mauvaise gouvernance démontrent, assure-t-il, des travaux d’économistes. Dans trop de pays d’Afrique il y a une « sclérose du politique ». Rien ne change. « Il faut que les populations puissent changer ceux qui ne font pas leur travail. Il y a une fausse volatilité politique ».
Il faudrait commencer, à des niveaux où les réalités sont proches des électeurs. Célestin Monga se déclare « fan de la décentralisation ».
Il souligne aussi l’importance fondamentale de la transparence. En Ouganda, il y a quelques années, sur recommandation de la Banque Mondiale, après adoption budget de l’État les administrations publiques étaient tenues d’afficher à leurs portes, au vu de tous les usagers, les moyens dont elles disposaient. Le proviseur de Lycée s’exposait aux demandes d’explications des parents d’élève sur l’usage des fonds.
Parmi les instruments à la disposition des États qui veulent déclencher un changement structurel il croit beaucoup aux zones économiques spéciales que la Chine de Deng Xiaoping avait d’ailleurs étudié ailleurs et notamment en Europe avant de se lancer. Il faut les concevoir comme des « zones d’excellence », des « clusters », dans des pays qui n’ont pas les moyens de créer partout en même temps les infrastructures nécessaires à l’industrialisation. Il faut pouvoir produire et exporter à faible coût.
En effet, autre conviction plusieurs fois répétée, les marchés nationaux et même africains ne sont pas assez larges. « Le marché du Burundi (un des plus petits pays d’Afrique) ce doit être le Monde ». Donc la question de l’ouverture des marchés et de la compétitivité sur le marché mondial sont essentielles.
Les pays francophones de la zone CFA ont un problème particulier puisqu’ils sont liés à l’euro par un système de changes fixes. Ils ont une monnaie trop forte pour pouvoir exporter. Sans vouloir polémiquer Célestin Monga pense qu’il faut prendre la question monétaire « au sérieux » et que les études d’économistes montrent que aucun pays pauvre ne s’en est sorti avec un système de changes fixes.
Pour ce qui est de l’ouverture des marchés, interrogé sur les accords de partenariat entre l’Union européenne et l’Afrique, il s’inquiète de leur côté trop « exclusiviste », trop « fermés ». Il faut que l’Afrique puisse faire des affaires avec le monde entier. C’est dans l’intérêt bien compris de tout le monde à commencer par l’Europe. Pas seulement pour éviter des migrations « désordonnées ». « Rassurez-vous ; si les Camerounais gagnent de l’argent c’est en France qu’ils viendront le dépenser ».
Il est dans le même état d’esprit concernant les investissements étrangers et les différents partenaires possibles entre lesquels il ne veut manifestement pas choisir. « Il y a de la place pour tout le monde. Si les États-Unis, la Chine, le Japon, l’Europe et deux ou trois pays du Golfe organisaient un pacte financier pour financier le secteur privé en Afrique en sécurisant les investisseurs il y aurait beaucoup d’argent à gagner pour tout le monde ».
Il s’alarme cependant du mauvais signal donné par les Africains eux-mêmes. Non seulement les niveaux d’épargne sont faibles mais en plus l’Afrique souffre d’une énorme fuite des capitaux privés et publics. Même les fonds souverains africains n’investissent pas en Afrique ! « On ne se fait pas confiance à nous-mêmes. Pourquoi voulez-vous que des Chinois, des Américains ou autres viennent investir ? »
Terminant sur une note personnelle, en réponse à une question, il précise d’ailleurs qu’il aimerait beaucoup pouvoir maintenant revenir en Afrique, dans son pays, le Cameroun (où il a eu des ennuis politiques il y a quelques années) pour pouvoir lui « rendre » un peu tout ce qu’il lui doit, notamment l’excellente éducation dont il a bénéficié. Il pourrait « enseigner, aider, coacher ». À bon entendeur…
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