Lisez, relisez "Les ingénieurs du chaos"

Quand je suis invité à parler de Comment meurent les démocraties[1] des questions me sont souvent posées sur la menace que représentent (ou pas) aujourd’hui les réseaux sociaux. Je n’en traite pas dans mon livre puisqu’ qu’il porte sur l’entre-deux-guerres.
J’ai trouvé peu éclairantes beaucoup de longues digressions consacrées au rôle des réseaux par des auteurs traitant un sujet voisin du mien. Jusqu’à ce que je lise enfin Les ingénieurs du chaos[2], de Giulano da Empoli. J’avais lu Le mage du Kremlin et laissé de côté ce livre antérieur (première édition 2019). J’avais tort. En moins de 250 pages en édition poche il propose dans une forme très agréable (beaucoup d’anecdotes et de personnages étonnants) des vues très éclairantes sur l’utilisation des réseaux, mais aussi des masses de données captées sur internet et plus largement sur les passions humaines exploitées par les nouveaux génies malfaisants de la politique.

En fait il y a deux sortes « d’ingénieurs du chaos » dans son livre. Les premiers sont des politiciens de talent sans scrupules ni éthique comme Trump l’Américain ou Orban le Hongrois…Les seconds sont les « techniciens » qui, plus ou moins dans l’ombre, conseillent voire manipulent les premiers (Beppe Grillo et le mouvement 5 étoiles en Italie). Ils utilisent notamment ce qu’on appelle aujourd’hui Intelligence artificielle et qu’on appelait hier recueil et analyse des données, exploitant le maximum de « big data » qu’on peut ramasser sur nous. Et ils se servent souvent massivement des réseaux sociaux pour savoir ce qui traîne dans nos têtes, ce qui pourrait nous faire plaisir et nous acheminer leurs messages, sans aucun souci de cohérence ou d’éthique.

Je voudrais mettre l’accent sur quelques points forts.

Les colères, les haines, la rage sont des moteurs puissants qui s’attisent entre elles et se lâchent encore plus facilement sur les réseaux sociaux derrière les masques des pseudos et de l’anonymat. C’est le carnaval, avec toute sa violence, image qu’utilise Da Empoli en ouverture de son livre. Les ingénieurs du chaos captent ces violences, les encouragent et les dirigent contre leurs adversaires. Ils sont eux-mêmes souvent, ces ingénieurs, des boules de haines. C’est leur part d’authenticité. Il y a dans le livre un passage marquant sur la captation et l’utilisation de la communauté des gamers (joueurs en ligne) aux Etats-Unis.
Sa situation personnelle met l’électeur en colère, mais il dirige sa haine contre qui ? Dans la mécanique populiste la haine oppose toujours « le peuple » aux élites qui sont lointaines, les méprisent, les trahissent, les trompent, sont inféodées au grand capital etc…
Ce mépris (en partie réel) est brillement résumé dans ce passage sur la première campagne de Trump contre le camp Clinton et les démocrates : Giulano da Empoli parle de ces « millions d’électeurs, disséminés dans la quarantaine d’États qui ne donnent ni sur l’Atlantique ni sur le Pacifique, et que les habitants privilégiés des deux côtes surnomment avec mépris les « Fly-overs », « les survolés ». Des millions d’hommes américains, blancs, ouvriers, habitués depuis des générations à se considérer comme le nerf de la nation et qui, à l’improviste, sont devenus un motif d’embarras pour les « classes créatives multiethniques qui dominent l’économie et les médias tout en sirotant des cappuccinos et des jus bio dans les cafés de Manhattan et de Palo Alto ».  Notons au passage et je crois que c’est peut-être très important que la haine de ces élites méprisantes est sans doute bien plus large que la détestation des gouvernants et des technocrates. La lutte des classes a peut-être en partie changé de nature : « Non seulement il a plus de pognon, mais en plus il me prend pour un con ».

Si on cherche des exemples plus actuels -je quitte le livre un instant- on peut penser au mépris supposé ou réel de l’ancienne Allemagne de l’Ouest contre les Allemands de l’ancienne Allemagne de l’Est qui expliquerait qu’on y vote beaucoup plus pour l’extrême droite populiste anti immigrés de l’AFD. Plus près de nous la haine d’une partie substantielle des Français contre leur président de la République est un ressentiment violent contre une caricature de membre de l’élite technocratique qu’ils supposent méprisant à leur égard.

Certaines de ces colères-haines préexistent chez les citoyens. D’autres peuvent être amplifiées-manipulées-attisées dans des proportions inimaginables. L’exemple le plus spectaculaire cité par Da Empoli est celui de la peur des migrants bâtie de toutes pièces par Orban, avec l’aide de son conseiller américain Arthur Finkelstein pour sortir d’une mauvaise passe politique à l’occasion de la « crise » des migrants de 2015 dans un pays où il y a 1,4% d’étrangers, dont une « infime minorité » de musulmans.  En France – je quitte à nouveau le livre- la haine de « l’Immigré » comme facteur principal des malheurs de la nation a été patiemment bâtie par la dynastie Le Pen au long des années sur un fond de tolérance paradoxalement croissante des Français aux autres (voir  l'article d'Ariane Chemin signalé en octobre)

Quel rapport entre cette exploitation moderne des colères et les malheurs de l’entre-deux-guerres ? Pour moi ce facteur ressentiment-colère-haine fait écho aux humiliations ressenties après 1918 à l’époque de la conférence de Paris puis du traité de Versailles aussi bien par les Italiens vainqueurs que par les Allemands vaincus. C’est avec du nationalisme humilié que Mussolini et Hitler ont bâti les fondations de leurs deux versions du fascisme.

La segmentation est peut-être l’arme la plus angoissante des ingénieurs du chaos.
Là nous sommes dans le moderne, le XXIe siècle. Une campagne politique du XXe siècle était vécue en commun, devant la radio dans l’entre-deux-guerres, devant la télévision plus tard. Nous entendions, lisions, à peu près les mêmes discours, les mêmes débats, les mêmes interviews que nos concitoyens dans les meetings et les journaux… Ceci obligeait le ou les candidats à une certaine cohérence, éventuellement un peu floue, rassembleuse… Aujourd’hui, la connaissance fine des électeurs grâce aux big datas, aux outils marketing, notamment à ceux conçus par les réseaux sociaux permet d’adresser des milliers de messages ciblés différents à des milliers d’électeurs selon la préoccupation qui semble les toucher le plus : les immigrés, la sécurité, le pouvoir d’achat, les chats… Nous ne savons pas ce que notre voisin a reçu comme message. Ceci permet au candidat de s’affranchir du souci de cohérence et contribue au développement des opinions les plus extrêmes.

Giulano da Empoli fait rapidement allusion à l’utilisation de ces techniques par les stratèges de la campagne de réélection de Obama dès 2012. Il décrit plus longuement leur utilisation massive par les artisans de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne. Da Empoli cite Dominic Cummings, le directeur de campagne : « Pendant les dix semaines qu’a duré la campagne officielle, nous avons produit presque un milliard de messages digitaux personnalisés, principalement sur Facebook, avec une forte accélération durant les derniers jours avant le vote. ». Giulano da Empoli ajoute : « Sur ce front également, le rôle des scientifiques a été décisif. Facebook leur a permis de tester simultanément des dizaines de milliers de messages différents, sélectionnant en temps réel ceux qui obtenaient un retour positif et réussissant, à travers un processus d’optimisation continue, à élaborer les versions les plus efficaces pour mobiliser les partisans et convaincre les sceptiques. Grâce au travail des physiciens, chaque catégorie d’électeurs a reçu un message ad hoc. »

L’accélération est un effet implicite de l’utilisation des outils marketing couplés aux réseaux sociaux. Elle est dans les descriptions dantesques que fait l’auteur de la campagne britannique précitée ou du fonctionnement du Mouvement ,5 étoiles totalement contrôlé par un ange noir du marketing, contrairement à son image libertaire.
C’est un effet sur lequel j’insiste plus que Giulano da Empoli quand on me pose la question. Le mécanisme politique de base à l’œuvre chez Mussolini ou Hitler hier comme chez les ingénieurs du chaos aujourd’hui est la démagogie. Ils captent les insatisfactions, les peurs et les angoisses et ils y « répondent » par de l’idéologie plus ou moins fallacieuse et dangereuse. Dit en termes modernes par Giulano da Empoli « l’algorithme des ingénieurs du chaos les pousse à soutenir n’importe quelle position, raisonnable ou absurde, réaliste ou intergalactique, à condition qu’elle intercepte les aspirations et les peurs – surtout les peurs – des électeurs. » Mais à la différence d’hier le numérique et les réseaux ajoutent une rapidité frénétique à ce mécanisme déjà à l’œuvre chez les génies malfaisants de l’entre-deux guerres. Ce facteur peut en partie expliquer à mon sens la soudaineté de l’émergence et de la montée des nouvelles forces populistes ces dernières années en France et ailleurs.

Quels échos de cette lecture avec la situation politique actuelle en France ? Giulano da Empoli parle peu de la France et du Rassemblent national dans le livre ici évoqué. On sait néanmoins par d’autres études qu’on trouve plus d’utilisateurs intenses des réseaux sociaux chez les sympathisants du RN et de LFI sans que la présence sur les réseaux semble pourtant avoir une influence sur les préférences partisanes[3]. On voit évoquer des tentatives de manipulations plus ou moins réussies de la « fachosphère » sur les réseaux. Mais personne ne parle me semble-t-il (personne n’a encore découvert ?) une utilisation massive d’outils de marketing digital associés aux réseaux sociaux.
Le vieux Mélenchon utilise plus que le jeune Bardella les techniques de scandale permanent de Trump. Le président du Rassemblement national se comporte plus comme s’il avait lu ou pressenti les leçons de l’entre-deux-guerres sur le besoin d’ordre des citoyens (les fascistes italiens et les nazis allemands incarnaient à la fois une violence et un ordre dans une époque de désordres).
Pour ce qui est de la segmentation le Rassemblement national semble plutôt la jouer à l’ancienne, sans se cacher. Son électorat ne semble pas en demande de cohérence sauf sur l’essentiel : le nationalisme, le protectionnisme et le rejet de l’Immigré.  Il accepte les changements de position et les contradictions.  Le mouvement joue de sa direction désormais bicéphale. Marine Le Pen, national-socialiste, trop « à gauche » pour certains des sympathisants, est complétée par Jordan Bardella le souverainiste qui parle aux patrons.

Conclusion, lisez les ingénieurs du chaos ; reparlons-en.

Le livre a légèrement vieilli. Giulano da Empoli était très marqué par la sidérante alliance entre le Mouvement 5 étoiles et la Ligue de Mateo Salvini, première version italienne du populisme au pouvoir. Mais cet ouvrage reste très éclairant…très lu et cette recension n’en épuise pas toutes les richesses.
Une limite du livre, déjà soulignée par certains lecteurs, est qu’il nous demande beaucoup de lui faire confiance quant aux faits en cours de lecture. On ne se méfie jamais assez, en cette époque de fake news. Il propose cependant de nombreuses sources en fin d’ouvrage. Car les ingénieurs du chaos ont parlé. Ils ont leur part d’égo et sont assez fiers de leurs talents sinon de leurs œuvres.

 


[1] Éditions Odile Jacob, 2018

[2] Gallimard 219, Folio 2023 avec une postface

[3] Etude de Marc Rouban pour le CEVIPOF

 


 [AB1]Guillemets en trop ou il manque l’entrant…

 [AB2]Jamais assez ?

Share

Ajouter un commentaire