Le documentaire de France 2 "Un Président, l’Europe, la guerre[1]" permet à Macron de parachever une séquence commencée avec le voyage à Kiev et de rectifier le tir.
Le Président y revient sur l’humiliation qu’il justifie au prix d’une exagération. Les Anglo-Saxons ne parlent pas d’anéantir la Russie comme le dit le Président qui se fait fort d’être un point d’équilibre. Ils parlent d’infliger une défaite stratégique aux responsables de la guerre. Si l’expression reste vague à bien des égards, elle semble désigner comme objectif de mettre la Russie dans une situation où elle ne pourra pas répéter, durablement, une telle agression. By the way, la Russie veut, elle, anéantir l’Ukraine.
Ce couplet sur l’humiliation n’a rien de fortuit. Il est l’expression d’un système d’analyses et de postures focalisées sur les rapports entre Etats, de préférence les grands Etats, et facilement oublieux des dévastations humaines. On retrouve ce même défaut que l’on a longuement dénoncé à propos du Rwanda : où sont les populations martyrisées dans l’approche française ? Accaparation brutale des territoires pour préparer leur annexion et leur russification, déportations, exécutions de civils, tortures, viols : la guerre en Ukraine est avant tout un drame humain. Ce drame est tout sauf accidentel. Il est sciemment et cyniquement organisé. C'est le même objectif que celui poursuivi par l’URSS pendant et juste après la guerre : détruire l’élite des pays occupés et les terroriser afin de les soumettre.
Avant de penser au grand jeu diplomatique pensons à ceux qui en font les frais. Dans une guerre où l’agresseur fait de la terreur et de la destruction ses principales armes, la position d’équilibre conduit au fourvoiement et nulle part ailleurs. Combien d’analyses souvent brillantes mais théoriques et conceptuelles, où l’on perçoit une subtile condescendante envers l’agitation anglo-saxonne, tentent-elles malgré tout, en France, de justifier cette approche ?
Il faut pourtant reconnaître aux « Anglo-Saxons » la capacité à s’indigner sincèrement face à la force brute et à réagir en conséquence. On pense ce qu’on veut de Boris Johnson mais il incarne parfaitement la réaction épidermique du peuple anglais face à une volonté de domination brutale. Sa remarque sur la masculinité toxique est bienvenue. Elle attaque une cause-racine du conflit. Elle introduit une sensibilité et une humanité très modernes.
Rideau de fer
Le ministre Lavrov a remis cette expression au gout du jour, bien entendu pour en faire le reproche aux Occidentaux. Difficile de suivre le ministre sur ce terrain.
Bombardements sur un centre commercial à Krementchouk puis sur Kiev et Kharkiv, nouveaux missiles pouvant porter des charges nucléaires en Biélorussie : tout le monde a noté le défi adressé par Poutine à l’Occident pendant que celui-ci se réunissait sous sa forme caricaturale (le G7) dans les Alpes bavaroises.
La Russie annonce également qu’elle ne suivra plus les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, un coup dur pour les justiciables russes qui voient s’envoler le dernier espoir d’une justice impartiale (70000 dossiers en suspens). De son côté, le CEO de Gazprom dicte les règles du jeu pour le business : nos produits, nos règles. L’ex-président Medvedev couronne la charge par une surenchère de grossièretés sur les dégénérés de l’Occident.
Il y a dans cette séquence des aspects déjà vus. Des élites en proie à une fièvre obsidionale qui clament l’espoir de régénérer la Russie par un bain de souffrance et d’isolement. Ainsi le président de la Douma, Viatcheslav Volodine, qui déclare : nous gagnerons parce que nous sommes capables de souffrir plus que vous. Plus profondément, il y a une attaque en règle contre le capitalisme contractuel et la trame de règles qui tente de régir le chaos du monde. C’est un autre enjeu du conflit et non le moindre pour l’Occident engagé dans un rapport de force défavorable.
Quels buts de guerre ? Quelle sécurité pour l’Ukraine ?
La question des buts de guerre reste posée. Les Européens et les Américains qui s’accrochent à la non-belligérance répètent prudemment qu’il revient à l’Ukraine de les définir. C’est en partie vrai. D’une part, l’Ukraine est dépendante des Occidentaux pour son effort de guerre ; ceux-ci ont donc de facto, le contrôle des conditions d’un règlement du conflit. D’autre part, ce règlement impactera l’équilibre de sécurité Occident-Russie dans son ensemble. Les buts de guerre ukrainiens sont donc nos buts de guerre, une solidarité de fait encore renforcée par le statut de candidat à l’Union Européenne.
A ce jour, l’Ukraine n’a évoqué aucun compromis territorial ce qui veut dire qu’elle vise le retour aux frontières internationalement reconnues, y compris en son temps par la Russie. La perte de territoires n’est pas une option, elle serait une abdication et la source de nouveaux périls que l’Ukraine, transfigurée par l’agression russe, ne peut plus accepter. A partir de là, le but fixe le moyen : un refoulement de l’armée poutinienne. S’y ajoute le paiement de réparations pour relever les territoires dévastés.
Une fois les frontières recouvrées, quelles seront les conditions d’une sécurité durable, à la fois militaire, énergétique et alimentaire ? La liberté de circulation en Mer Noire sera une priorité pour garantir la sécurité alimentaire de nombreux pays. Si l’on est sérieux, il faudra prévoir une zone démilitarisée, côté russe, proche des frontières et régler le cas de la Biélorussie dont on peut rappeler que le changement de régime n’est pas un objectif occidental mais l’objectif des Biélorusses eux-mêmes. L’adhésion à l’OTAN restera problématique. Un scénario alternatif circule aux Etats-Unis : une assistance bilatérale du type de celle accordée par Washington à Israël (125 Md de dollars depuis 1948, accès aux technologies de pointe).
L’Ukraine donne un horizon de temps à deux ou trois ans pour libérer son territoire, soit le temps nécessaire pour inverser le rapport de force : la montée en puissance de son armée aux normes de l’OTAN ; à l’inverse, l’affaiblissement des forces russes minées par les sanctions et leurs propres faiblesses (moral défaillant, absence de réserve, obsolescence des matériels, etc.).
Quelle hiérarchie des puissances ?
Toute guerre modifie la hiérarchie des puissances, c’est la loi du genre. Dans Paix et guerre entre les nations, Aron écrit : la société internationale comporte une hiérarchie de prestige qui reflète approximativement la hiérarchie établie d’après les expériences des précédents combats.
Poutine, et lui seul, a préparé l’humiliation de la Russie et sa rétrogradation. Au passage, il ruine l’héritage symbolique issue des précédents combats. Peu probable de voir de nouvelles stations de métro être appelées Stalingrad, plus probable de voir apparaître des « Kiev » et autres « Marioupol » ou « Irpin ». Il faut souhaiter la victoire de l’Ukraine et ne pas la craindre[2] car autrement la hiérarchie des puissances sera changée dans un sens détestable.
Le statut symbolique de l’Ukraine sera de même profondément changé. On est désormais loin de l’Etat succursale que les élites diplomatiques françaises regardaient avec condescendance, tout en attention pour la grande Russie. Il est probable que ce statut grandira encore. Longtemps, Vienne et l’empire autrichien tirèrent un profit symbolique et matériel d’être le rempart de l’Europe contre l’empire turc. On peut s’attendre à ce que l’Ukraine gagne cette place dans la psyché européenne : nous protéger des soudards russes et de leurs concours d’exactions échangés sur les réseaux sociaux que les observateurs les plus aguerris refusent d’évoquer.
La guerre bouleverse et refonde les pays qu’elle étreint. Le système d’élite se renouvèlera. Ceux qui ont combattu remplaceront ceux qui possèdent dans l’ordre des honneurs. Ce sera l’occasion de s’attaquer à la corruption, fléau rédhibitoire pour l’adhésion à l’UE (122e Etat sur 180 dans l’index le Corruption Perception Index de Transparency International). Ce sera aussi un risque tant les exemples abondent de guerre de libération qui conduisent à un accaparement clanique du pouvoir. L’Ukraine devra se montrer digne de son nouveau prestige.
[1] https://www.france.tv/documentaires/politique/3558577-un-president-l-eur...
[2] Sur ce thème, voir l’article de Nicolas Tenzer https://desk-russie.eu/2022/06/24/apres-le-voyage-a-kyiv-demmanuel-macron
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