« La rupture du contrat du siècle de Naval Group doit susciter une profonde remise en question de notre politique étrangère et de défense, ainsi que de notre naïveté juridico-commerciale »
L’Australie a annoncé la rupture du contrat la liant à Naval Group pour la fourniture de douze sous-marins de type Barracuda en faveur de l’acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire états-uniens. Au-delà de la déception et de la rancœur, ce développement pose la question de la capacité d’anticipation du gouvernement et de l’industrie dans la conclusion d’alliances de long terme et de notre naïveté juridique lorsque nous négocions.
Plusieurs questions peuvent être posées, et doivent l’être, par l’opinion publique et la représentation nationale pour comprendre ce désastre industriel et commercial. Avons-nous été joués en contractant avec un pays qui, ab initio, a cherché à réaliser un transfert de technologies à bon compte pendant la phase d’études sans réelle volonté d’aller au bout du contrat ? Avons-nous décliné une sollicitation des Australiens à leur fournir nous-mêmes des sous-marins nucléaires ? Avons-nous négocié un contrat insuffisamment protecteur de nos intérêts permettant trop aisément à nos cocontractants de le résilier ? N’étant ni négociateur de ce marché ni informé des détails des arrangements je ne peux que m’interroger. Mais il est d’ores et déjà possible de tirer trois enseignements.
1. La naïveté.
Si les Australiens, alliés du Royaume-Uni et des Etats-Unis, ont récupéré à bon compte l’excellente technologie de Naval Group pour mener leur projet, l’avenir nous imposera de mieux verrouiller le coût de la rupture précoce du contrat en retardant parallèlement le moment du transfert effectif de technologies, à un stade où la rupture effective du contrat est économiquement impossible. Nous avons suffisamment souffert de ces procédés avec Navantia, qui a conçu le sous-marin S80 en répliquant le Scorpène à bon compte avant de rompre également le contrat. On ne peut être certains de cette hypothèse dans la mesure où, au contraire des Espagnols, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne disposent de capacités pour construire des sous-marins sans avoir recours à notre savoir-faire.
2. Le défaut d’anticipation.
Un observateur pourrait comprendre, face à la montée en puissance de la Chine, la volonté australienne d’acquérir une arme à l’allonge très supérieure susceptible de contenir les ambitions de Pékin. Il n’est donc pas possible de reprocher aux Australiens de s’adapter à l’évolution de leur contexte géopolitique.
Mais la montée en puissance de la Chine était une donnée avérée lors de la signature du contrat en 2016. A cette aune, on est nécessairement surpris, rétrospectivement, que les Australiens aient souhaité acquérir le sous-marin Barracuda dénué du module Mesma (permettant de porter de quelques jours à près de trois semaines l’endurance en plongée), facteur utile d’allonge pour l’île-continent si éloignée de la Chine.
L’offre française retenue correspondait à un besoin australien de défendre les approches. La dégradation des relations avec la Chine a conduit à transférer l’endiguement chinois du littoral australien à la mer de Chine et ce mouvement devait être accompagné plutôt que subi.
Est-il possible que nous n’ayons pas proposé à la démocratie australienne de construire la version nucléaire du Barracuda alors que nous aidons le Brésil à acquérir cette technologie ? Les Etats-Unis ont-ils émis un véto de principe en vertu de la pratique non écrite selon laquelle un sous-marin nucléaire d’attaque ne s’exporte pas pour ensuite tirer les marrons du feu ? Notre naïveté dans ce cas serait confondante. Il faut garder à l’esprit que les sous-marins que nous proposions étaient dotés d’un système d’arme américain, les Australiens souhaitant de toute façon conserver le parapluie d’outre-Pacifique. Il n’aurait peut-être pas été inacceptable pour les Américains que la plate-forme nucléaire soit française et le système d’arme américain.
Quoi qu’il en soit les Etats-Unis exportent leur matériel militaire, conservent certaines technologies clefs mettant de facto l’usage de l’arme sous leur contrôle et font financer par un allié une flotte tierce qui se battra in fine sous commandement commun. L’intérêt des Etats-Unis est évident. Celui des Australiens est moins clair puisqu’ils auraient pu bénéficier d’une offre française similaire dotée d’une plus grande autonomie stratégique.
3. La remise en cause de notre politique.
La légèreté avec laquelle Naval Group et la France ont été traités laissera des traces. Notre crédibilité est entamée et notre rayonnement en Indopacifique s’en ressentira. Ce revirement ne pouvait plus mal tomber alors qu’un référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie doit avoir lieu en fin d’année dans des conditions juridiques aberrantes de constitution du corps électoral. Il est d’autant plus facile de se détacher de la France qu’on la respecte moins.
Le sort de la construction des futurs de sous-marins du Brésil devra être surveillé de près. L’exécrable relation entre les Présidents français et brésiliens a déjà sapé des contrats de défense. Il faudra veiller à ce que le désastre ne se reproduise pas.
En tout état de cause, si d’un mal pouvait sortir un bien, la France devrait se sentir décomplexée à l’idée de fournir des sous-marins nucléaires à l’Inde déjà cliente des Scorpène et soucieuse de monter en puissance sans dépendre des Etats-Unis. Les défaites suscitent des remises en cause qui peuvent être salutaires.
Tribune publiée le 17 septembre dans l'Opinion par Michel Ferrand, membre du Club des vigilants et avocat au barreau de Paris, associé chez Enthémis.
Ajouter un commentaire