La présidentielle 2007 est très attendue. Jamais, depuis l’élection du président de la République au suffrage universel direct, la nation, dans ses différentes composantes politiques et sociales, n’aura autant espéré ce moment comme celui de la redéfinition du contrat politique et de la réappropriation de sa maîtrise du cours des choses. En ce sens, elle sera encore plus inédite que celle de 1981.
Pour trois raisons. La première réside dans le poids des indécis. La deuxième tient au délitement du pouvoir d’attraction des partis de gouvernement. Depuis près de tente ans, et quel que soit le type d’élection, le nombre de votants pour les partis de gouvernement rapportés à l’ensemble des inscrits ne cesse de plonger. Il atteint, péniblement, un tiers. La troisième concerne le rapport au politique. Alors que William Boyd, écrivain britannique, affirme : « je n’ai jamais vu dans aucun autre pays que la France, un peuple qui argumente, discute, polémique sur tout : l’amour, le vin, la politique... », les Français soutiennent ne pas aimer la politique. Pourtant William Boyd n’a pas tort. Les Français sont des êtres politiques. Et lorsqu’ils déclarent ne pas aimer la politique, ils visent, de fait, le personnel politique qui l’incarne.
Ils ne supportent plus l’esquive permanente des responsabilités de la part des politiques. Les candidats qui l’auront compris auront de bonnes chances de figurer au second tour. En ce sens, et à plusieurs mois de la présidentielle Royal et Sarkozy semblent réconcilier pouvoir et politique. Et la surprise qui est le lot de chaque présidentielle sera heureuse, sinon...
La redéfinition du contrat politique
La présidentielle 2007 se jouera, pour tous les Français, et en particulier les hésitants, non pas tant sur le contenu que sur le type de contrat politique proposé. Elle portera sur le gouvernement des hommes plutôt que sur celui des choses, sur un projet plutôt que sur un programme, sur un imaginaire plutôt que sur des mesures concrètes, sur les finalités avant les moyens. Aujourd’hui plus qu’hier, la vox populi soupèse les défauts des uns et des autres, mais avec une volonté d’appropriation du débat sans précédent. Le présidentiable doit établir un contact direct avec le pays.
- Il ne suffit plus de s’inscrire dans une histoire, de se réclamer d’une idéologie et d’être soutenu par une formation politique pour l’emporter.
- Il faut que le propos soit porté par une individualité dont les citoyens ont le sentiment personnel de la connaître.
- Il faut enfin que le projet du présidentiable puisse articuler identité de son camp et projet pour le pays.
La définition du projet doit être essentiellement positive, porter sur le souhaitable et s’adresser à tout le pays. En ce sens, elle ne remplira son rôle si elle est négative, si elle est relative aux autres en concurrence avec elle et si elle est dirigée contre un adversaire. C’est autour de l’idée que chacun se fait de l’intérêt général que la bataille ultime se noue et non en fonction de ce qu’un présidentiable serait, comparativement, meilleur que l’autre. Mettre en avant, pour un présidentiable, le fait d’être plus compétent, honnête ou dynamique qu’un autre candidat, c’est rabaisser, aux yeux des électeurs, la fonction présidentielle à sa seule dimension temporelle et affadir la qualité du contrat en le rendant dépendant de considérations annexes.
Si Lionel Jospin a été défait, en 2002, ce n’est pas seulement pour avoir sous-estimé l’insécurisation économique, sociale et morale des catégories populaires. C’est peut-être, surtout, pour avoir esquivé le pays durant la campagne. Il avait, en ce sens, mené non une campagne présidentielle, mais législative. Au lieu de donner à voir qui il était et en quoi consistait son projet, il s’est attaché à démontrer qu’il fallait éviter au pays un nouveau mandat de Jacques Chirac. Au lieu de faire de sa vision de l’intérêt général l’étalon, il a érigé, à l’instar des sociétés anglo-saxonnes, la morale en référence première. Or, dans notre société de tradition catholique, la morale individuelle n’est pas au-dessus de la politique ; ce qui l’emporte, c’est la vision que l’on a du bien commun et la capacité de le faire prévaloir dans la réalité.
Le Président, avec l’Etat à son service, était l’incarnation des rapports de force sociopolitiques au sein de la nation. Mais l’Etat, sous la pression du nouveau cours du capitalisme et des politiques européennes, se retire insensiblement de la nation. Conçues pour donner à l’Etat les moyens de moderniser la nation, les institutions sont ressenties comme concourant au retrait de l’Etat de la nation. Dans ces conditions, l’élection présidentielle au suffrage direct demeure le seul lien direct entre le pays et le Président, le fil unique qui relie encore la nation à son Etat. L’importance croissante de ces rites, à la fois incorporés dans l’imaginaire des Français et peu explicités, témoigne de ce que les attentes à l’égard de la fonction présidentielle se sont multipliées sous l’effet de la crise économique, sociale et politique que traverse le pays. Cela alors même que les instruments étatiques et politiques dont dispose le Président pour peser sur le cours des choses dans la nation se sont réduits comme peau de chagrin.
Du coup, l’affaiblissement de la dimension temporelle de la fonction présidentielle, s’est accompagné d’une hypertrophie de sa dimension spirituelle, de son rôle imaginaire de rassemblement nation. Dimension spirituelle qui, à coup sûr, donnera un avantage décisif au candidat qui saura le mieux l’incarner.
Le poids des indécis
En ce sens, le choix des indécis sera déterminant. Depuis près d’un quart de siècle, on a assisté à une banalisation de l’élection présidentielle. On a fini par ne plus s’intéresser qu’aux prétendants en oubliant l’idée que les citoyens se font de la charge. En cause ? D’abord, l’éloignement progressif entre le pays et le personnel politique, les journalistes accompagnant ces derniers, a entraîné, insensiblement, à ne regarder ce rendez-vous que sous l’angle de l’offre politique. Ensuite, il est vrai que l’électeur est devenu moins aisément cernable. Il ne s’agrège plus, aussi facilement, à une cohérence pré-construite entre attitude idéologique et comportement politique dont le vote présidentiel serait le point d’orgue.
Cette désaffiliation entre électeurs et présidentiables s’observe dans les taux croissants d’indécis. Sait-on, par exemple, que 20 à 25 % ne se décident que quelques jours avant l’élection ? Et que 15 à 18 % des électe
urs se décident le jour même ? Que si les femmes sont plus indécises que les hommes, les jeunes plus que les vieux, les cadres sont, fait nouveau, presque autant indécis que les ouvriers ?
Cette désaffiliation résulte d’un double mouvement. Du côté du citoyen, un mouvement d’individualisation du rapport au politique se fait jour. Le citoyen ne se vit plus comme appartenant d’abord à un collectif social, dont le prolongement serait sa représentation politique. Il se définit d’abord à partir de représentations idéologiques propres, déterminées par sa situation et son « devenir social ». Et c’est à partir de là qu’il décide d’éventuelles solidarités sociales ou collectives. Du côté des candidats, un mouvement d’éloignement de l’Etat des équilibres sociopolitiques de la nation autonomise les formations politiques par rapport à leurs bases sociales. Le citoyen qui voit la sélection partisane et médiatique des candidats et la définition des enjeux de campagne lui échapper, se dérobe, en retour. La soustraction de la « vie politique » à la prise des citoyens alimente l’abstention, la fluidité électorale et la détermination au tout dernier moment et engendrent, à leur tour, une grande imprévisibilité de vote. Ces comportements ne sont pas le signe d’un désintérêt pour la chose publique ou d’une marque de frivolité de la part des citoyens. Ils sont, de la part de l’électeur, autant de tentatives de réappropriation de processus électoraux qui lui échappent.
On continue à attendre, bien imprudemment, des sondages d’intention de vote qu’ils anticipent le scrutin, comme s’il s’agissait de domestiquer un électorat en lui demandant de se conformer à une cohérence d’autrefois. Les réactions à propos des "surprises", "erreurs de pronostics" et autres "accidents" (Chirac l’emportant sur Balladur en 1995 et Jospin battu dès le premier tour en 2002) sont, à cet égard, significatives. Elles se sont concentrées sur les instruments d’analyse et sur une improbable "démocratie d’opinion" en négligeant le message du pays.
Certes, déchiffrer ce dernier n’est pas toujours aisé. Mais une moins grande lisibilité ne veut pas dire absence de message. Elle ne renvoie pas non plus à une forme de pusillanimité d’un citoyen-consommateur qui choisirait de voter comme il choisirait une marque d’eau ou de lessive. La situation a-t-elle évolué depuis ? Rien n’est moins sûr. Les difficultés de lecture sont aussi prégnantes dans la conjoncture actuelle qu’elles l’étaient hier. L’intérêt quasi exclusif des médias et des politiques pour la course de petits chevaux entre les présidentiables est tout à fait révélateur de la préférence constante pour le point de vue de l’offre politique. Or, la faveur exprimée aujourd’hui pour Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy a surtout pour intérêt de nous renseigner sur les fondamentaux du pays.
Les sondages qui les donnent en tête doivent décryptés comme la manifestation de préférences relatives, mais ils méritent également d’être interprétés, à la façon dont un psychanalyste déchiffre les rêves, comme des signes qui trahissent les attentes latentes du pays. En réalité, au travers des sondages et des votes, les gens instrumentalisent les hommes politiques. Et, à mésestimer cet élément, ils sont amenés à se tromper autant sur les raisons de leur succès que de leurs échecs. Le grand malentendu est là. En un mot : l’offre politique, en France, a banalisé le rendez-vous présidentiel, à contresens de l’investissement qu’y placent les Français. Pour preuve ? La fonction de président de la République est toujours, avec celle de maire, la fonction qui suscite la plus grande attente et le plus de confiance de leur part.
Aujourd’hui, le pays investit la remise à son niveau des dossiers, enjeux et présidentiables. C’est le volontarisme qui est privilégié. Pour le premier tour ce sera la cohérence entre la personnalité du candidat, son projet et la résolution des dossiers, la dimension temporelle de la fonction présidentielle sera pointée. Pour le second tour ce sera sa dimension spirituelle : à qui confier les dès de la nation ?
Ajouter un commentaire