Dans un mouvement à double détente, de la marginalisation des partis traditionnels en 2017 à l’irruption populaire en 2018, la France a rejoint le mouvement de recomposition politique à l’œuvre dans la plupart des pays occidentaux. La diversité des causes immédiates et les idiosyncrasies nationales dans les formes de la crise ne doivent pas masquer l’unité des causes profondes : aucune innovation politique n’a sérieusement répondu aux bouleversements auxquels nos sociétés sont exposées depuis un demi-siècle.
Depuis la rupture monétaire de 1971 un nouveau développement du capitalisme, fondé sur l’expansion prodigieuse du crédit, bouleverse les règles sociales d’accession à la richesse. Effets de richesse et endettement y sont consubstantiellement liés. Il y a des gagnants et des perdants ; rien d’extraordinaire à l’échelle de l’histoire, encore faut-il s’en occuper. Les cris de scandale face aux crises et à l’aggravation des inégalités ne règlent en rien la question politique qui, de toute éternité, interroge les sociétés : quel partage équitable de la valeur, c’est-à-dire perçu comme tel par un nombre suffisant de citoyens ? Le gouvernement s’interdit toute réflexion sur les effets de richesse laissés aux particuliers par peur d’une ruine électorale (par ailleurs probable). Les Français ont en dépôt une bulle immobilière d’environ 1000 milliards d’euros, très inégalement répartie, conséquence mécanique de l’économie d’endettement. Il n’y a dans le même temps aucune solution à l’endettement public, ce qui signifie que tout projet politique d’ampleur est mort-né. Cette impasse est parfaitement perçue, elle nourrit la contestation.
On peut résumer le deuxième bouleversement à la loi de Moore. L’échelle de temps est à peu près la même. Depuis une cinquantaine d’année la densité des microprocesseurs double avec une constante de temps de deux ans. Cette loi, quasi-physique, a transformé le monde. La mondialisation, la nouvelle sociabilité des deux milliards d’utilisateurs de Facebook, une incalculable redistribution de pouvoirs et de savoirs en découlent. La société va plus vite, en tout cas autrement. Le cycle électoral et la délégation à de lointains représentants lui paraissent fades, inadaptés à sa nouvelle façon de vivre le monde. L’intelligence artificielle transgresse l’intelligence humaine ; dans un même élan l’intelligence citoyenne transgresse l’intelligence institutionnelle.
Le changement climatique est la troisième vague, conséquence directe mais involontaire de notre activité humaine. Le temps, le progrès, l’avenir, la hiérarchie homme / nature, toutes notions qui paraissaient stables et acquises au projet humain sont remises en question. A court terme une refonte systémique de la production est nécessaire ; c’est dire le travail politique à accomplir tant les déclassements et reclassements seront, là aussi, puissants.
Ces facteurs se cumulent et s’amplifient mutuellement, les mutations se cristallisent en ruptures, tant et si bien qu’ils modifient nos caractères humanistes et anthropologiques. La nature de l’homme se considère de deux manières disait Pascal. L’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable. L’autre selon la multitude, alors l’homme est abject et vil. Chaque époque atteint une dynamique de la fin et de la multitude qui lui est propre et nous serions naïfs de penser que les bouleversements évoqués sont sans conséquence. Les réseaux sociaux résument la dynamique actuelle : grandeur de l’homme et abjection de l’homme, fin et multitude, y sont indissociablement mêlées. C’est notre nouveau monde. Il n’y aura pas de retour en arrière. Emergence fracassante du moi et déclassement irréversible des intermédiaires introduisent une césure dans notre histoire occidentale. Une nouvelle organisation sociale pour l’action est à inventer.
Accordons quelques couronnes au monde qui s’efface, il fut éminent. Celui de la technocratie qui postulait que les problèmes sont trop complexes pour être discutés avec les intéressés mais qui présida à une fantastique élévation du niveau de vie. Celui de la croissance industrielle qui distribuait emplois, pouvoir d’achat et ascension sociale. Nos gouvernements occidentaux restent mus par le bien commun ce qui les distingue avantageusement de beaucoup d’autres. Leur impasse s’appelle TINA (There is no alternative). La complainte qu’ils chantent avec les marchés du capitalisme financier reflète leur moi profond : un instrument politique sans ressort face aux enjeux du temps. Il n’y a jamais d’alternative pour ceux qui ne savent pas faire. Il n’y avait pas d’alternative à la monarchie absolue quand la société bougeait en profondeur, mue par les forces de l’industrie naissante et de l’égalité civile… Invariablement, les peuples répondent que la société existe en dehors des institutions auxquelles ils ont retiré leur confiance. Quand on ne les entend pas, TIAVA menace (There Is A Violent Alternative).
La loi de la révolution n’est pas la violence, elle est l’audace. La première fait le buzz la seconde fonde l’avenir dans un processus complexe où l’inquiétude le dispute à l’enthousiasme tant l’histoire enseigne l’inconfort des transitions qui suivent les moments révolutionnaires romantiques et glorieux. L’audace qui réussit se fonde sur la raison et le collectif, elle va contre le populiste surgi de nulle part qui invective le présent et prétend détenir les clés de l’avenir.
L’innovation politique consiste toujours à interroger le système de valeur. Le prix est un contrat social. Il n’y a aucun frein pour créer une échelle de valeurs différente si ce n’est la résistance de ceux qui profitent, ou dépendent, de l’échelle actuelle (et nous sommes nombreux) et l’effort pour changer de paradigme, ce qui pose la question de la stabilité. Notre choix collectif consiste désormais à privilégier les détenteurs de plus-values passives et les artisans du capitalisme financier qui ne s’adresse qu’à lui-même et, dans le même temps, à paupériser ceux qui nous soignent, nous éduquent, nous nourrissent ou qui nous protègent. Nous savons que la valeur des biens premiers qui assurent la vivabilité de la planète Terre est inestimable et, pour cette raison, nous nous refusons à lui donner une traduction monétaire. On peut y réfléchir.
Quatre initiatives changeraient dynamiquement la donne. La première, formulée par France Stratégie, serait de rééquilibrer le bilan de l’Etat en lui accordant un droit de propriété partiel sur les sols de l’immobilier résidentiel et de desserrer ainsi le carcan de l’endettement public. La seconde serait de modifier en profondeur le mandat de la BCE afin que le pilotage de la masse monétaire serve d’autres objectifs que la seule stabilité des prix et que la masse monétaire du quantitative easing soit canalisée vers la transition écologique. La troisième serait de sortir de la dépendance fonctionnelle des banques européennes au dollar qui constitue une formidable courroie de transmission avec l’innovation financière, ce doux euphémisme qui masque une mobilisation absurde des intelligences pour une cause finale de cupidité ; incidemment, l’Europe recouvrerait la souveraineté qu’elle a abdiqué au gouvernement fédéral américain comme la piteuse retraite d’Iran vient de le rappeler. La quatrième initiative consiste à aligner les normes comptables sur les objectifs des Accords de Paris. Il est admis qu’une condition sine qua non de leur réussite est que 90% des réserves d’énergies fossiles (3000 gigatonnes de CO² en perspective !) restent là où elles sont. En toute logique la comptabilité doit annuler la valeur correspondante portée au bilan des entreprises énergétiques.
Chacune de ces décisions ouvrira un champ d’instabilité au sens de la physique : une génération de transformations. Elles seront combattues, appelées absurdes et contraires au sens commun, mais elles diffèrent du système d’expédients dans lequel nous sommes engagés. Toutes consistent à faire de la politique au sens fort et à suivre la seule voie possible : gagner dans la mondialisation par la recherche d’une compétitivité écologique et citoyenne. Les élites françaises ont été suivistes dans le développement du capitalisme financier, justifiant avec zèle les excès qu’elles ne savaient réguler. Leurs concitoyens demandent de rectifier le tir et de les faire gagner en imposant nos propres normes : on peut être plus disant, aussi, vers le haut !
Il y a deux siècles La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau déclenchait un torrent d’enthousiasme et d’éditions. Un roman d’amour cristallisait les aspirations de la société à l’authenticité et l’épanouissement personnel, le bonheur devenait une idée neuve et exigerait bientôt un nouveau Contrat Social. La résignation douce et dépressive des personnages de Michel Houellebecq fait aujourd’hui le succès des éditeurs. Comme tous les grands auteurs, ses personnages de papier nous tendent un miroir, nous y contemplons béats la profondeur de l’impasse de notre situation historique. La vague d’événements que nous connaissons annonce de profonds changements. Un grand débat national aidera à décider de nos réponses. Il sera temps de dire que le malheur n’est pas toujours une idée neuve !
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"Deux dangers ne cessent de menacer le monde :
...l'ordre et le désordre." La peur du désordre peut se traduire par la réticence à l'innovation politique.
Pour revenir sur la proposition de France Stratégie...en ce qui me concerne, la valeur immobilière est une bonne assiette de l'impôt, dans la mesure où l'immobilier a l'avantage d'être ostensible. L'achat d'un immeuble est souvent synonyme de placement immobilier. Taxer le foncier ne risquerait-il pas de conduire les investisseurs à investir ailleurs (dans les produits financiers, par exemple), où la fraude fiscale est plus importante ?
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