A la fin des années 60, le philosophe Raymond Ruyer a écrit un « éloge de la société de consommation ». Selon lui, une fracture nouvelle avait remplacé la traditionnelle lutte des classes. D’un côté, disait-il, sont rassemblés tous ceux qui, par leur travail, sont liés aux processus de fabrication et de vente : ouvriers, patrons et employés sont ici du même bord. De l’autre, il y a ceux, fonctionnaires, professeurs, juges, journalistes et observateurs en tout genre dont les activités se déploient dans un secteur que Ruyer qualifiait de « tertiaire non économique ».
L’énoncé de cette dichotomie séparant les « productifs » des « critiques » ne manquait pas de pertinence puisqu’à l’époque des « majorités silencieuses » on rejetait les valeurs de la « contre-culture ». Richard Nixon, aux Etats-Unis, a été porté par cette vague et tous les candidats aux législatives américaines de 1970 ont eu l’œil rivé sur la fameuse « Dame de Dayton » dont l’avantage était d’être moyenne en tout. Connaître la Dame de Dayton (Ohio) équivalait à un certificat de sagesse politique permettant de ne pas glisser sur la pente des idées brillantes mais électoralement vouées à l’échec. Que disait donc l’oracle ? Elle disait simplement qu’elle en avait assez de voir les intellectuels cracher sur ce qu’elle affectionnait. Pour reprendre le langage de Ruyer, elle assimilait les gens du « Tertiaire non économique » à ceux que Proudhon décrivait comme occupant les « charges et sinécures ». Les entrepreneurs, selon Proudhon, contribuaient à la création de richesses alors que la bourgeoisie de robe se contentait d’en vivre.
Un tiers de siècle est passé et la « majorité silencieuse » ne voit plus les entrepreneurs d’un œil aussi bienveillant. La financiarisation de l’économie, la rapidité des bouleversements technologiques, la peur des délocalisations, le spectre des OPA, l’individualisation des carrières, le stress du travail contraint ont brisé ce qui pouvait faire l’unité des « productifs ». En France, près des trois quarts des salariés pensent que leur intérêt propre et celui de l’entreprise divergent. Aux Etats-Unis, des enquêtes sur l’ « Involvement » des salariés dans un certain nombre de grandes entreprises aboutissent à des résultats moins désastreux mais néanmoins alarmants.
Dans les circonstances actuelles, est-il possible de recoudre le tissu social ? Les optimistes diront que la montée en puissance des préoccupations écologiques remet à la mode certaines valeurs prônées jadis par les tenants de la « contre-culture » dont les dirigeants d’entreprise devront tôt ou tard tenir compte. Les pessimistes répliqueront que l’hyper concurrence mondialisée ne permet pas aux dirigeants d’entreprise d’accomplir des efforts suffisants pour tirer parti des réservoirs d’énergie de leur personnel. Pourtant, faute d’esprit d’équipe et d’objectifs partagés, les grandes entreprises risquent de perdre toute légitimité. Le défi est grand pour le capitalisme. Sa capacité d’adaptation va être mise à l’épreuve.
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