Jean-Claude Hazera recherche ce qui a pu expliquer la fin ou au contraire la résilience des grandes démocraties de l’entre-deux-guerres : fin de la démocratie en Allemagne, en Italie, en Espagne et en France, solidité au contraire des Etats-Unis (le Royaume Uni est absent).
La qualité de son style et la pertinence de ses sources rendent sa recherche passionnante et sa thèse convaincante : le premier critère de solidité d’une démocratie est son ancienneté et son principal danger le nationalisme nourri d’humiliations. Deux facteurs essentiels ne viennent qu’ensuite. Le premier est la conjoncture économique, avec l’hyper inflation allemande puis la crise mondiale de 1929. Le second est la qualité des hommes politiques (pas de femmes à l’époque…) : la démocratie a-t-elle la chance d’avoir les meilleurs de son côté, ou contre elle ? Le dernier facteur important est le goût de l’ordre : un certain niveau de désordre est un puissant encouragement à l’avènement d’un dictateur. L’objectif de l’auteur, nous faire réfléchir sur la fragilité des démocraties, est pleinement atteint.
La première cause de la mort des démocraties analysées n’est pas explicitement citée mais transparait tout au long du livre : c’est le caractère « inachevé » de la première guerre mondiale, guerre pour rien, source de frustrations inouïes et de malentendus immenses. Jean-Claude Hazera nous explique comment le fameux traité de Versailles est longuement négocié …sans les vaincus (qui n’étaient pourtant pas juridiquement des vaincus). Et qu’il faudra presque trois années pour que les Allemands sachent le montant gigantesque des réparations attendues d’eux. La République de Weimar n’avait aucune incitation à jouer le jeu. Les « vainqueurs » italiens n’ont pas été mieux traités.
L’idée d’associer l’avènement de Pétain à ceux de Mussolini et d’Hitler est stimulante : la fin sordide de la 3e République n’avait en effet rien de naturel, même si le parallèle de 1870 a dû jouer. Et même s’il paraît légèrement tiré par les cheveux de mettre sur le même plan les intrigues de cour de Pétain avec la prise de pouvoir au grand jour des deux autres dictateurs. Ou de conclure le chapitre en reprenant le procès d’intention fait à la démocratie française, qui aurait été vaincue militairement parce qu’elle était déjà pourrie intérieurement. Sauf si l’on se réfère aux élites, car sa description d’un catastrophique malentendu des deux côtés du Rhin me paraît puissante : les Français (les élites françaises ?) ont probablement été trop hostiles à la République de Weimar puis trop complaisantes avec la dictature d’Hitler.
Bonne idée aussi de mettre en parallèle la résistance de l’Amérique de Roosevelt. Il faut beaucoup de talent à l’auteur pour rendre crédible la menace fachiste aux Etats-Unis dans les années 30 mais c’est pour lui l’occasion de nous rappeler les racines populistes américaines, avec des figures ignorées en France comme Huey Pierce Long. Et de souligner la force pour une communauté de partager une constitution, amendable mais intouchable.
Jean-Claude Hazera déroule sa présentation, nous donne les éléments pour nous faire notre opinion et ne revient qu’au dernier chapitre sur sa question de départ. Que nous apprennent les années 30 sur aujourd’hui ? Sommes-nous comme nos grands-parents ou arrières grands-parents qui n’ont pas su, ou pu, ou voulu défendre la démocratie ? En gros (mais il le dit plus finement, il faut lire son livre) Jean-Claude Hazera affirme que les choses sont complètement différentes, ne serait-ce que parce qu’aucun de nos épouvantails contemporains, Trump, Erdogan ou Orban, n’a pris la première décision d’un « vrai » dictateur : suspendre les élections dès qu’il est au pouvoir.
Mais il considère que le danger est réel et que les « démocratures » menacent la démocratie. Il montre comment le virus nationaliste est toujours là, ainsi que son premier aliment, l’humiliation collective : celle par exemple des Italiens mortifiés par le complexe de supériorité de leurs collègues européens et laissés seuls face aux immigrés méditerranéens.
La richesse et l’honnêteté de sa présentation historique autorisent chacun à tirer ses propres leçons de l’entre-deux guerres. J’en avance deux.
La catastrophe est largement venue des malentendus internationaux en Europe. Comment les éviter aujourd’hui ? Vilipender Orban ou Erdogan est commode mais est-ce utile ? Oui, certainement, si la Hongrie et la Turquie ressemblent un peu à l’Allemagne d’Hitler : une dictature militariste, prête à nous déclarer la guerre et à la gagner, exigeant de nous une fermeté sans faille. Mais c’est contre-productif si ces pays ressemblent plutôt à l’Allemagne de Weimar, une relativement jeune démocratie avec laquelle l’histoire nous enjoint l’empathie. Plus d’empathie nous aiderait par exemple à voir que les changements constitutionnels opérés chez nos deux voisins et dénoncés ici aboutissent à une concentration des pouvoirs présidentiels …moins forte que chez nous. Et qu’Orban est bien moins raciste ou brutal que les alliés démocrates sudistes de Roosevelt dont Jean-Claude Hazera décrit le pragmatisme.
Jean-Claude Hazera nous rappelle aussi que les dictatures des années 30 ne sont pas venues de là où on les attendait, c’est-à-dire des « rouges », mais de politiques astucieux sachant réconcilier les intérêts des entrepreneurs et la frustration des faibles. Que l’idéologie est plus importante que la conjoncture économique. Il nous invite à trouver le nouveau Pareto, le nouveau Thomas Mann qui préparent déjà nos esprits aux dictateurs doux du 21e siècle, comme eux l’ont fait au 20e.
Alors, quelle est l’idéologie dominante depuis désormais plusieurs décennies ? L’économisme libéral bien sûr. C’est de lui que vient l’idée que la République est comme une grande entreprise dont elle doit copier l’efficacité. Qu’un président entrepreneur est plus fiable qu’un président politique. Pourtant une grande entreprise n’est pas du tout démocratique, elle n’aime ni les débats ni les contre-pouvoirs. Son modèle est celui du patron éclairé, si possible « visionnaire », entouré d’une équipe de techniciens totalement dévoués. L’économisme libéral serait alors le principal danger (interne) de la démocratie. Avec la même conclusion que celle à laquelle aboutit Jean-Claude Hazera par des voies différentes : il est urgent de réhabiliter la politique, avec son tâtonnement frustrant et lent dans la recherche de compromis.
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