Depuis la spéculation qui l’a rendu visible la nature et la légitimité du bitcoin —et de l’ensemble des cryptomonnaies— sont débattues. A-t-il les qualités d’une monnaie fiduciaire ? Son système de création monétaire peut-il se substituer aux banques centrales ? Sa gouvernance décentralisée est-elle une cause de volatilité ? Son encours limité est-il source de déflation ? Etc.
Ces questions reflètent la difficulté à saisir la radicalité d’une innovation qu’on rapproche faussement d’institutions et de processus existants. Comme toute construction monétaire, le développement du bitcoin est l’expression de mouvements sous-jacents profonds qui touchent à la technique, la politique, l’organisation sociale et même la vision de la vie. La question est de savoir si les idées militantes et cyberpunks de son créateur peuvent entrer en résonance avec l’époque et donner corps à des changements majeurs.
La confiance est abondante en proximité et décroit avec la centralisation, loi d’airain que tout pouvoir mesure à ses dépens. En offrant une solution pour garantir les transactions conclues localement, et entre pairs, la technologie blockchain fait sauter le verrou du tiers de confiance garanti par une institution centrale et c’est révolutionnaire. Il réduit du même coup les asymétries qui, toujours, structurent les rapports d’une institution et de ses utilisateurs; Ceux des banques peuvent en témoigner.
La difficulté est de saisir le lien entre ce processus technique (la blockchain) et la masse monétaire créée en bitcoins, qui sont la rémunération des transactions réalisées. Parce que ces transactions reposent sur la confiance et la proximité on peut penser que leur contrepartie monétaire sera de bon aloi. Dit autrement, le bien gratuit qu’est la confiance à la base des échanges est conservé intacte par le blockchain/bitcoin là où son coût est élevé et capté par des intermédiaires quand elle est garantie par une institution centrale. Cette confiance demeure tant qu’elle est agrégée dans la chaîne de serveurs. Aucun participant individuel n’a le pouvoir de l’altérer et c’est une autre différence avec l’autorité centrale, rarement timide pour abuser de son monopole. Le système fonctionne s’il y a suffisamment de participation pour maintenir l’infrastructure, ce qui suppose une certaine adhésion aux objectifs de la communauté concernée et une rémunération.
Et les possibilités sont infinies. Les contrats intelligents, les preuves de propriété, les certificats d’investissement et autres DAO (Decentralized Autonomous Organizations) rencontreront l’inépuisable capacité des humains à s’entendre et à échanger. Ils porteront l’économie circulaire et offriront une solution aux besoins de financement qui ne sont pas satisfaits faute de répondre aux critères des allocataires du crédit. Le bitcoin sera un effet boomerang des excès du capitalisme financier qui prétend tout financiariser sans financer ce qui intéresse les individus. Parce que les besoins d’échanges sont immenses, parce que l’infrastructure est abondante et quasi-gratuite (un serveur connecté à internet) et parce qu’il offre une opportunité de profit à la fois monétaire et social, le potentiel du bitcoin est immense. Il sera une nouvelle face de l’aventure capitaliste.
Au 12e siècle la féodalité fut dépassée par le développement des échanges commerciaux et l’urbanisation. De nouvelles communautés, telles les guildes de métiers, où l’on s’assemblait librement, émergèrent. Pour défaire le carcan des liens de fidélité personnels et satisfaire leurs besoins sociaux, elles inventèrent un nouveau langage monétaire. La monnaie devint plus présente, de nouvelles techniques de crédit accélérant sa circulation.
A l’ère industrielle, il fallut desserrer le carcan de l’encaisse métallique pour développer la masse monétaire et financer des investissements d’une ampleur jusque-là inconnue. A chaque fois, ces innovations furent techniques, sociales et politiques.
A la dynamique monétaire correspond toujours la dynamique d’acteurs sociaux qui ressentent le besoin d’innover et de modifier les règles du jeu. C’est à cette aune qu’il faut observer le bitcoin, au-delà de la spéculation-buzz qui en masque les forces profondes. Comme d’autres transformations monétaires avant lui, il se nourrit de celles de l’époque : contestation croissante d’une vision du bien public imposée d’en haut, pouvoir égalisateur de la technologie ouverte, foule internet à qui la technologie offre de capter la valeur des intermédiaires, transition écologique et énergétique, etc.
Le bitcoin et sa technologie réalisent une aspiration ancienne : maîtriser les instruments de la confiance et la protéger d’intermédiaires et d’institutions jugés hostiles. Il faut lire l’extraordinaire récit de Vitalik Buterin, le créateur d’Ethereum, une autre crypto monnaie, dont le traumatisme originel fut le désespoir ressenti lors de la manipulation du caractère de son personnage préféré d’un jeu en ligne par une autorité centrale dont l’enfant dû subir le pouvoir unilatéral. Au 14e siècle, dans son Traité sur la monnaie, Nicolas Oresme rappelait au Prince que la monnaie n’était pas sa propriété individuelle et que les manipulations monétaires dont il était coutumier détruisaient la valeur de l’échange…
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Crytomonnaie, stade anarchiste du capitalisme
Pour ceux qui sont abonnés, lire cette tribune de Catherine Malabou dans le Monde : limpide!
https://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2018/06/14/cryptomonnaie-le-capitalisme-amorce-aujourd-hui-son-tournant-anarchiste_5314987_3232.html
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