Dans son ouvrage provocateur "La Vie Spectrale", Éric Sadin expose une vision alarmante de notre époque où des entités numériques, semblables à des fantômes, interagissent constamment avec nous à travers des notifications, des recommandations et des conversations via des appareils connectés.
Cette spectralisation, comme il le décrit, a des ramifications profondes sur notre perception du temps, de l'espace et même de notre propre identité.
Son ouvrage est étayé avec une solide recherche académique et une réflexion philosophique approfondie. Il y a pas mal de références littéraires stimulantes, de nombreux exemples concrets et des études de cas.
C'est un livre qui demande un certaine attention de lecture, la prose est dense mais suffisamment claire pour être accessible aux non spécialistes. Il incite à réfléchir de manière critique sur les enjeux évoqués.
Sadin adopte une posture critique envers la numérisation croissante du monde et la prolifération de l'intelligence artificielle dans notre quotidien. Il met en lumière la marchandisation totale de la vie et la disparition progressive de notre capacité à juger de manière autonome. L'intelligence artificielle, souvent vantée mais rarement définie de manière claire, est présentée comme un outil puissant de recommandation et de diagnostic automatisé, contribuant ainsi à une culture de la distraction permanente et de la dépendance aux notifications.
Un thème récurrent dans le livre est la fusion de la technologie, des corps et de la société, façonnant un nouvel ordre économique, et où nos comportements en ligne sont minutieusement étudiés et exploités pour maximiser le cycle de rotation du capital. Cette automatisation généralisée entraîne une privatisation des affaires humaines et pose d'énormes risques pour la démocratie et la liberté individuelle, en particulier lorsque les décisions importantes sont prises par des algorithmes opaques et non réglementés.
Sadin souligne également la marginalisation progressive des autres sens au profit du régime rétinien, où les écrans deviennent l'organe principal de notre interaction avec la réalité. Il s'inquiète du remplacement de l'expression humaine spontanée et indéterminée par des interactions standardisées et schématisées avec des systèmes automatisés, comme le modèle de langage ChatGPT.
L'auteur met en garde contre l'antihumanisme radical inhérent à la prolifération de ces technologies, qui risque de nous conduire vers un isolement collectif et une aliénation de notre propre humanité. Il appelle à une reconquête urgente de nos capacités sensibles, cognitives et intellectuelles pour contrer l'utilitarisme numérique et restaurer notre rapport authentique avec le monde qui nous entoure.
Zoomons un peu plus sur quelques thèmes marquants de l'ouvrage
Dès l'introduction, l'ouvrage nous plonge dans une réflexion sur la "pixélisation" du monde et son histoire, tout en pointant du doigt l'ambition inébranlable des technologues de la Silicon Valley. Ces derniers, de la conception du smartphone à l'avènement des métavers, semblent être obsédés par la création d'un être humain statique, ne communiquant avec son environnement que par le biais d'instructions simples, réduisant ainsi les interactions humaines à de simples "prompts". Cette critique acérée des conséquences sociales de la technologie moderne est l'un des points forts de l'ouvrage. Quelques concepts véhiculés font mouche : détection des sentiments, concordance algorithmique, fixité des corps, …
Ensuite, l'auteur explore la relation complexe entre les corps, les technologies et la société. À travers une analyse historique minutieuse, il met en lumière l'émergence de l'Internet des sens et les nouvelles formes de perception et d'expression qui en découlent, mettant particulièrement l'accent sur le rôle central des écrans et de la vision dans cette évolution. Cette section offre une perspective intrigante sur la manière dont la technologie façonne notre perception du monde qui nous entoure.
L'ouvrage aborde également la question du "réel refabriqué", remettant en question notre compréhension même de la réalité à l'ère de la représentation numérique omniprésente, en oubliant pas que "le réel, c'est quand on se cogne" (Lacan).
L'auteur souligne de manière poignante l'importance de la distinction entre le réel et le virtuel, tout en interrogeant la place de l'imagination dans un monde de plus en plus dominé par les algorithmes et les IA génératives. On évoque l'omniprésence symbolique qui prime sur la réalité, les jumeaux numériques et la génération d'image de type DALL-E, les évolutions vers les IA génératives. Que reste-t-il de l'imagination ?
Dans les chapitres suivants, l'auteur explore les risques inhérents à la vaporisation des identités individuelles et à l'instrumentalisation des autres dans un monde de plus en plus numérisé. Il examine également les implications socio-économiques de la numérisation forcée, mettant en lumière les défis posés par l'automatisation croissante et les changements radicaux qui en découlent sur le marché du travail.
Cependant, là où l'ouvrage brille particulièrement, c'est dans son analyse critique des discours entourant l'éthique et les biais dans le domaine de l'intelligence artificielle. L'auteur dénonce avec vigueur la superficialité de ces discours, les qualifiant de simples artifices visant à légitimer une technologie dont les conséquences sociales pourraient être dévastatrices.
Enfin, l'ouvrage se termine sur une note résolument politique, plaidant en faveur d'une interdiction de l'intelligence artificielle générative et prônant une "reconquête écologique" de soi-même à travers la mise en commun des ressources. Bien que cette position soit stimulante et provocatrice, on ne peut s'empêcher de ressentir un certain manque dans les solutions proposées, qui semblent parfois plus idéologiques que pratiques.
La Vie Spectrale offre une critique incisive et profondément perturbante de notre époque, mettant en lumière les défis majeurs auxquels nous sommes confrontés dans un monde de plus en plus dominé par les technologies numériques. C'est un appel à l'action pour préserver ce qui nous rend vraiment humains dans un paysage où les voix des fantômes numériques menacent de parler en notre nom.
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