25 septembre 2022 • Anne Beaufumé
Comme dans les années trente, l’angoisse de l’avenir et l’impuissance de l’État face au désordre alimentent un nationalisme dangereux, estime l’historien journaliste.
"Néo-nazis, néo-fascistes… la rentrée politique est marquée en Europe par l’arrivée au pouvoir de partis héritiers de mouvements d’après-guerre, en ligne directe avec les heures les plus sombres des années trente du XXe siècle. En témoigne le succès annoncé en Italie de Giorgia Meloni à la tête de Fratelli d’Italia, et celui de Jimmie Åkesson, des Démocrates de Suède, lors des dernières élections dans le pays berceau de la social-démocratie. “Ne sous-estimons pas ces hommes et femmes politiques qui menacent la démocratie. Ils ont souvent du talent ; ils travaillent souvent plus qu’on ne le dit et ils sont donc dangereux” met en garde Jean-Claude Hazera, journaliste, historien, membre du Club des vigilants et auteur du livre ‘Comment meurent les démocraties’ consacré à la période de l’entre-deux-guerres. Pour lui, c’est “l’angoisse de l’avenir” et “le désordre donnant l’impression que l’État ne maîtrise plus la situation” qui alimentent le nationalisme, ingrédient principal du succès des partis d’extrême droite – avec son corollaire le rejet des étrangers. Concernant plus spécifiquement la France, Jean-Claude Hazera ne cache pas son inquiétude pour 2027, redoutant, “Macron n’étant plus là”, une victoire “d’une présidente national-socialiste” qui disposerait dans le régime présidentiel français de “trop de pouvoirs”, et pour qui la tentation de le conserver coûte que coûte serait grande."
Pour ceux qui ne sont pas abonnés, et avec l'aimable autorisation du Nouvel Economiste, voici l'interview réalisée par Philippe Plassart.
Marasme économique, malaise social, fatigue démocratique et même désormais guerre aux portes de l’Europe : jusqu’où peut-on faire le parallèle avec le contexte de la période de la “montée des périls” des années vingt et trente du siècle dernier ?
J’ai mis très largement en cause dans mon livre le lieu commun attribuant la montée du fascisme en Europe à la situation économique, et notamment à la crise dite de 29. Sans entrer dans les détails, Mussolini arrive au pouvoir sept ans avant la crise de 29, l’électorat de Hitler au début des années trente est bien plus large que celui des seuls chômeurs, et les États-Unis, qui vivent une crise aussi épouvantable que l’Allemagne, restent une démocratie. Je n’ai pas l’impression, malgré le retour de l’inflation et les pénuries diverses, que la situation économique d’aujourd’hui en Suède et en Italie, et celle du printemps en France, expliquent beaucoup plus l’ascension de partis que l’on qualifie généralement d’extrême droite et dont on peut redouter qu’ils soient dangereux pour la démocratie. Je lis d’ailleurs que les questions économiques ont été plutôt absentes de la campagne électorale suédoise.
En revanche, je reconnais le même poison dangereux aujourd’hui qu’hier chez Poutine, qui fait la guerre aux portes de l’Europe, chez Giorgia Meloni et ses Fratelli d’Italia, chez Jimmie Åkesson et ses soi-disant Démocrates de Suède, et chez Marine Le Pen et son Rassemblement national. La présence lancinante de ce socle idéologique des partis potentiellement dangereux pour la démocratie et les libertés nous crève les yeux : c’est le nationalisme, voire l’ethno-nationalisme en Suède. À partir de Mussolini s’interrompt la séquence historique qui, de la Révolution française aux unités italiennes et allemandes, assimilait peu ou prou construction de la nation et progrès vers la démocratie. La nation, ensanglantée et glorifiée par la guerre de 14-18, devient ce concept au nom duquel on hait les autres – aujourd’hui les immigrés, et notamment les musulmans – et dont la valeur supérieure à toute autre peut tout justifier, et notamment les atteintes aux libertés.
En Italie, la formation Fratelli d’Italia, parti-néo-fachiste qui se situe dans la filiation du MSI (Mouvement social italien), s’apprête à diriger le pays cent ans après l’accession au pouvoir de Mussolini. Quel est l’héritage de ce dernier dans l’Italie d’aujourd’hui ?
Je n’ai pas suffisamment travaillé sur l’Italie de l’après-guerre pour répondre en détail à votre question. Je note cependant que l’Italie a vécu un après-guerre très différent de l’Allemagne, où le nazisme a été clairement mis hors la loi, notamment pendant la période d’occupation alliée. En Italie, la tombe de Mussolini est une attraction touristique et la filiation politique entre le fascisme et Fratelli d’Italia a été assurée sans discontinuer par le MSI, puis l’Alliance nationale. D’où le côté décomplexé de Fratelli d’Italia, qui reprend comme emblème la flamme tricolore des postfascistes du MSI.
Je voudrais souligner une autre forme d’héritage. Giorgia Meloni, comme Mussolini, me semble avoir beaucoup d’instinct politique et sans doute de talent. Je suis frappé par exemple par la manière dont elle valorise la famille et le fait d’être mère, en exploitant les angoisses de la société italienne sur la dénatalité ou la légalisation, relativement récente, des couples LGBT. Ne sous-estimons pas tous ces hommes et femmes politiques qui menacent la démocratie. Ils ont souvent du talent ; ils travaillent souvent plus qu’on ne le dit et ils sont donc dangereux. En Suède, Jimmie Åkesson est un artiste de la dédiabolisation à la Marine Le Pen.
Entre 1920 et 1940, la plupart des démocraties européennes ont chancelé. Quels ont été les ingrédients sociopolitiques à l’origine de cette débâcle ?
J’ai déjà souligné le rôle premier du nationalisme. Ajoutons le désordre, la violence, l’impression que l’État ne maîtrise plus la situation. On retrouve cet ingrédient aujourd’hui en Suède avec une guerre de gangs dont l’État ne vient pas à bout. Les inégalités et la lutte des classes, devenant guerre des classes, ont joué un rôle majeur pour que l’Espagne en arrive à la guerre civile en 1936. Guerre des classes veut dire aussi que la bourgeoisie se défend, comme ce fut très clair en Allemagne. Il serait intéressant d’analyser la situation suédoise et italienne sous cet angle.
Dans les années vingt et trente, les démocraties italienne, allemande ou espagnole étaient jeunes, mal installées. Le “consentement à la démocratie”, qui plonge dans la société plus profondément que les règles constitutionnelles, était faible, tout particulièrement en Espagne. Aujourd’hui, nous avons plutôt affaire à de vieilles démocraties dont le fonctionnement peine à s’adapter à l’époque. Or les démocraties peuvent aussi mourir de vieillesse. C’est la lecture que je propose de l’effondrement sans bruit de la IIIe République française en juin et juillet 1940.
Dans ce processus, le ralliement de la classe intellectuelle aux thèses antidémocratiques semble devoir jouer un rôle décisif. Pourquoi ?
C’est souvent plus subtil qu’un franc ralliement. En tout cas, hier comme aujourd’hui, il n’y a pas de gouvernement autoritaire anti-démocratique sans soutien populaire. Même en Russie. C’est le grand paradoxe du “peuple contre la démocratie”, formule qui a déjà été utilisée comme titre de plusieurs livres. Et l’opinion du “peuple” est évidemment très influencée par le discours des “élites”, et notamment des élites intellectuelles. Dans l’entre-deux-guerres, on trouve des phrases étonnantes de l’économiste Vilfredo Pareto réfléchissant sur les bons résultats du gouvernement fasciste, ou de Thomas Mann opposant les racines de la grande culture allemande à une prétendue civilisation démocratique issue de la Révolution française. On pourrait multiplier les exemples.
Mais regardons plus près de nous un exemple très concret. Depuis deux ans environ, à longueur de journée, tous ceux qui ont accès à une tribune, un journal ou la télévision glorifient la “souveraineté”, au point que nous n’avons plus un ministère des Finances ou de l’Économie, mais un ministère de l’Économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Réfléchir aux approvisionnements essentiels de la France et de l’Europe, ainsi qu’à la relocalisation de certaines activités industrielles, est tout à fait rationnel. Abuser du concept de souveraineté signifie tout simplement qu’on caresse paresseusement dans le sens du poil le nationalisme qui sommeille en chacun de nous, et qui profitera in fine aux nationalistes radicaux. C’est dangereux.
Le degré d’intensité de la crise politique aujourd’hui porte-t-il en germe le même effondrement démocratique ?
La situation immédiate était beaucoup plus dramatique dans l’entre-deux-guerres, y compris aux États-Unis, qui échappèrent au péril grâce au talent de Roosevelt. Aujourd’hui, c’est l’angoisse de l’avenir qui taraude des sociétés peu sûres d’elles. La focalisation sur les immigrés et l’islam en est un symptôme. Répondent mal à ces angoisses des démocraties vieillies, fatiguées, hésitantes. Je suis frappé par l’alternance italienne entre des phases euro-technocratiques (gouvernements Monti et Draghi) et des phases de plus en plus populistes. Du coup, en Suède comme en Allemagne, pour répondre à ces peurs de l’avenir, les postfascistes proposent un retour vers un passé idéalisé.
Comment évaluez-vous les chances de l’extrême droite française d’accéder au pouvoir en 2027 ? Et en quoi cette arrivée constituerait-elle une menace, et non pas la marque d’une alternance ordinaire ?
La France est beaucoup plus en danger que les autres démocraties européennes à cause de son régime présidentiel, qui est presque une monarchie élective. Le président de la République à trop de pouvoirs. Or la forme moderne des régimes autoritaire est la “démocrature”. Voyez Orban en Hongrie, Erdogan en Turquie, Trump aux États-Unis. Ils prennent le pouvoir démocratiquement puis ils se mettent à agir sur tous les leviers possibles pour essayer de ne jamais le lâcher : la presse, la magistrature, l’armée, la banque centrale, le Conseil constitutionnel, l’appel à l’émeute.
Ce qui nous menace en France pour ne pas avoir su jusqu’à présent faire de vraie réforme institutionnelle ? Passer directement à la case présidente nationale-socialiste sans jamais avoir eu de ministres ou un gouvernement Rassemblement national. D’autant qu’en 2027, Macron n’étant plus là, on ne voit pas pour le moment qui sera assez solide et convaincant pour l’emporter contre la candidate Rassemblement national. Je crois Marine Le Pen quand elle nous assure de ses convictions démocratiques pour accéder au pouvoir. Toute l’histoire de son parti et de ses semblables me fait craindre qu’elles soient moins solides quand il faudra le quitter.