1. La guerre. La bataille décisive ne sera donc pas à Kyïv mais dans le Donbass. L’usure des forces se fait sentir des deux côtés mais des sources concordantes indiquent que l’armée russe souffre de sérieux problèmes de moral. On sait que le moral pèse lourd quand deux volontés s’affrontent, affrontement qui constitue le cœur ultime de la guerre selon Clausewitz. Les massacres de civils et autres crimes de guerre que les forces russes déchaînent crescendo sont un choix tactique dont la responsabilité incombe au plus haut niveau. Ils ne peuvent être qu’aggravés par l’errance morale de la troupe. C’est alors le temps des soudards et des mercenaires, une longue tradition russe.
2. Sur un vote de l’ONU. La Russie a été suspendue du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU. La présentation sommaire du vote (93 « oui », 24 « non ») peut laisser penser qu’il s’agit d’une victoire nette, en réaction à une agression qui bafoue les droits de la guerre et les droits humains les plus essentiels. On peut faire une autre lecture et penser que ce vote reflète davantage le monde qui s’affirmera au sortir de la guerre. D’abord la prise en compte des abstentions et non-votants (76) indique l’ampleur du manque d’adhésion au front anti-Kremlin conduit par les Occidentaux, adhésion que les massacres de civils ne suffisent pas à entraîner. Il indique ensuite l’accélération de l’érosion des rentes diplomatiques occidentales (les réservoirs de voix gouvernementales savamment entretenus par une diplomatie d’intérêts, voire le clientélisme). C’est vrai pour la France. La Centre-Afrique et le Mali ont voté contre, c’était attendu ; plus grave, le Gabon aussi. Seuls deux pays de l’Afrique francophone ont voté « pour » (Côte d’Ivoire, Tchad). Même constat côté anglo-saxon. Plusieurs Etats insulaires du Pacifique, où l’on constate une influence croissante de la Chine, se sont abstenus (Vanuatu, Iles Salomon). Enfin, plus profondément, l’interprétation du vote prend une tout autre tournure si l’on substitue la démographie au nombre de voix. La liste des puissances démographiques qui se sont abstenues impressionne (sans compter l’opposition de la Chine) : Afrique du Sud, Bangladesh, Brésil, Cameroun, Egypte, Inde, Indonésie, Malaisie, Mexico, Nigeria, Pakistan, Sénégal, Thaïlande. Côté des « oui », on compte San Marin, Monaco, Andorre, Kiribati et nombre d’autres micro Etats des Caraïbes et du Pacifique. En cumulant opposants et abstentionnistes on aboutit, en grandes masses, à une répartition 15/85 % de la population mondiale.
Le vote de l’ONU, comme tous les votes, charrie l’émotion du moment et nombre d’inerties électorales (abstention unanime des monarchies du Golfe quand on parle de Droits de l’Homme). Il ne faut pas le surinterpréter. Pourtant, parmi les accélérations et recompositions qu’entraînera la guerre en Ukraine il y a probablement celle-ci : l’Occident est sur la voie de l’insularité. Son insularité géographique, qu’il était parvenu à transfigurer en universalisant son modèle d’échanges et de gouvernance, ploie de nouveau devant la masse continentale. Cette masse que les stratèges appellent heartland et sa force centripète bercent les géopolitiques russe et chinoise. Nous percevons l’opposition politique à l’Occident présente dans de nombreux discours, regardons en face son substrat démographique sur lequel le vote de l’ONU lève le voile ; il indique l’ampleur du défi qui nous est adressé.
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3. L’énergie. Après un temps d’hésitation les exportations de pétrole russe s’emballent. Il est vrai qu’elles offrent de généreux discounts. La Chine, l’Inde, bientôt l’Indonésie et d’autres se pressent aux soldes de printemps. Le message est clair : les intérêts nationaux ne seront pas revus sur la base de la crise ukrainienne. C’est une différence avec plusieurs Etats européens qui ont décidé, à leurs risques et périls, un changement drastique de leur régime énergétique (par exemple, l’Estonie, la Lettonie et l’Allemagne). Tous ne se sentent pas aussi concernés, la Hongrie est prompte à satisfaire aux exigences du Kremlin pour ce qui est du paiement en roubles. En passant, c’est peut-être un peu décevant pour Poutine. Si l’on en croit certains kremlinologues, celui-ci espérait que Budapest se joindrait à lui pour réclamer les territoires perdus par la monarchie hongroise en 1919 qui sont aujourd’hui en Ukraine…
Les Européens veulent se passer des deux tiers du gaz russe d’ici la fin de l’année (100% en 2027). Beaucoup s’interrogent sur sa faisabilité du plan de la Commission qui signifie multiplier par 2,5 les importations de gaz naturel liquéfié (37 MT/ 50 Bcm). S’il parait possible de trouver les volumes (les Etats-Unis ont promis 11 MT d’ici la fin de l’année), on se demande où sont les installations pour les recevoir (terminaux, usines de dé-liquéfaction, pipelines partant des ports atlantiques) ?
La contradiction est plus cruelle encore entre les besoins de la transition énergétique et le développement desdites installations. Leur retour sur investissement est désormais inatteignable dans l’échelle de temps prévue pour se passer des énergies fossiles. Il faut donc aujourd’hui décider d’investir dans des actifs dont on sait qu’ils s’échoueront sur les rives de l’économie décarbonée. Pas facile pour des investisseurs. On pourrait imaginer des installations hybrides pour recevoir dans le futur de l’hydrogène liquide, mais les technologies n’ont pas atteint le stade industriel.
Ailleurs la scène énergétique demeure un fabuleux théâtre de la tragi-comédie humaine. No sequentur : la Grèce double sa production de lignite, c’est climatiquement horrible mais pragmatique. L’industrie de la tomate sous serre pourrait mourir de sa belle mort, incapable de soutenir les coûts du gaz dont elle fait une consommation effrénée. Laissons-la s’échouer. Pour rappel en été l’énergie solaire est gratuite et suffisante. Sans doute inspirée par Gazprom, la Sonatrach (Algérie) menace l’Espagne de revoir les prix de son gaz en représailles à son changement de posture sur le Sahara occidental, etc., etc.
4. La technologie. Difficile de dire si la guerre d’Ukraine sera source d’accélération technologique comme tant d’autres guerres avant elle. Notre époque est déjà très « techno » et la loi de Moore trace la destinée humaine depuis des décennies déjà. Mais quand même… Une firme américaine (Palantir) annonce qu’elle traitera bientôt les données satellitaires directement dans l’espace et quelle n’enverra sur terre que celles qui sont pertinentes pour la décision. Un temps précieux sera gagné sur l’envoi des centaines de giga octets vers le sol. Peu de chances de voir les militaires russes profiter d’une telle sophistication.
C’est peut-être à travers la percolation des réseaux sociaux dans la guerre que, sur le plan de la technologie, l’Ukraine restera dans l’histoire. Les Ukrainiens utilisent la reconnaissance faciale pour identifier les soldats russes morts à partir des posts que ceux-ci ont laissé sur les réseaux sociaux. Ils ont dès lors un contact direct avec leur famille et leurs amis. Et puis, au moins, on peut espérer que la dissémination des réseaux sociaux fera qu’aucune violation des lois de la guerre ne sera ignorée. Restera à les juger…
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