Dans la troisième Rêverie du promeneur solitaire Rousseau revient sur l’élaboration de ses idées. Il évoque un assentiment intérieur : il est dans le vrai parce qu’il voit que ses idées sont justes, au sens de la justice et de la logique. De cette façon il soustrait sa réflexion (et sa sensibilité exacerbée) au débat public dont il fustige l’inanité et la méchanceté stérile, un débat où dominent des égos indifférents à la recherche de la vérité.
C’est parce qu’il sut préserver sa vérité intérieure de la stérilité ambiante que Rousseau put produire son grand système. On lui doit la révolution de l’égalité civile et la souveraineté remise au peuple ; charge à ses successeurs d’apprécier la fragilité de l’édifice démocratique où cette souveraineté est constamment disputée.
Le prix payé fut élevé. Ses idées heurtaient de front les institutions de l’Ancien régime. A leur coercition s’ajouta l’animosité des puissants sans la protection desquels on ne pouvait alors survivre socialement. Il est probable que le niveau d’abstraction nécessaire pour considérer sa pensée fut aussi une source d’irritation. Les Confessions font le récit poignant de la désocialisation de Jean-Jacques mais aussi des beautés de la solitude du promeneur et du penseur.
On ne peut relire Rousseau sans penser que trois siècles de modernité ont amené l’enseignement de la troisième rêverie à son acmé : les idées s’abîment davantage qu’elles ne prospèrent dans le débat public. Controverses stériles, polarisation, fake-news et fake-vidéos, frénésie de menaces et d’insultes, complotisme et autres trolls sont les nouveaux visages du débat public. L’expérience tragique de Rousseau y prend figure de parabole : les réseaux sociaux ont offert à l’affection pour l’idiotie et la méchanceté une amplification inédite, la raison y survit dans la clandestinité.
Lors d’une audition, Mark Zuckerberg a reconnu sa surprise et son désarroi devant le monstre qu’il a créé ; un monstre numérique que les institutions issues de la modernité politique sont impuissantes à enchaîner. Ce n’est pas sans évoquer la surprise technique de 14-18 quand les forces nouvelles de l’industrie déchaînèrent la violence et la morbidité des combats, changeant à jamais des sociétés incapables d’enchaîner leur nouveau monstre guerrier.
De la même façon nos sociétés sont définitivement changées. L’âge rationnel- institutionnel a passé et il est vain d’espérer préserver un espace public pour l’intérêt général et la tempérance qui lui est nécessaire. « Elites », « éloignement », « abstraction », « représentants », « long terme », « Institutions » y sont rejetés dans une sorte d’équivalence tandis que prospèrent « moi », « proximité », « tout de suite » et autre « bon sens ».
La terre ne s’arrêtera pas de tourner pour autant et l’on commence à percevoir une nouvelle architecture : progrès de la science, de la technique et de l’administration pris en charge par la wikinomie[1] et l’intelligence artificielle ; démocratie directe de proximité ou, plus vraisemblablement, dictatures bénévolentes et oligarchies pour la politique. Tous en commun un effacement de la complexité dans la sphère publique.
Reste l’aspiration immuable des humains à la rêverie et la solitude. Ici tout le monde ne sera pas Rousseau mais chacun gardera le droit à un assentiment intérieur
[1] Ou Intelligence collaborative. Sur ce point, voir Jacques BLAMONT, Réseaux ! CNRS Editions, 2018.
Commentaires
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pas résignés
Résignés à la domination de la bêtise humaine ? L'époque pourrait nous y inciter...
L'intelligence collaborative est en progrès. Elle a ses règles d'efficacité, dont la première est que l'individu mette de coté son ego.
Les dérapages de la pensée individuelle sont véhiculés par la libre expression qui n'a jamais été aussi facile. Et heureusement ces dérapages sont finalement vérouillés par le système démocratique et par l'intelligence collaborative.
Les décisions collectives sont bien difficiles à prendre, il est vrai. Churchill avait eu cette formule, devenue célèbre : "la démocratie est un bien mauvais système, mais c'est encore le moins mauvais..."
L'humain individuel est souvent fou, mais l'organisation démocratique de l'humanité le sauve....
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