6 avril 2022 • Olivier Haertig
« Du grec, ô ciel, du grec ! Il sait du grec, ma sœur » s’exclame Philaminte dans les Femmes savantes en évoquant admirativement un pédant que vient de lui présenter un cuistre, Trissotin. Aujourd’hui, la (ou le) Philaminte moderne s’exclamerait : « du woke, ô ciel, il sait du woke ».
Le woke est plus facile à apprendre que le grec. De plus, il vous dispense de lire Aristote ou Platon pour briller en société, car le seul fait de le maîtriser vous mue en philosophe apprécié des médias, qui constituent les nouveaux salons.
C’est ce qu’explique brillamment Jean Szlamowicz, linguiste et producteur de jazz, normalien professeur des universités, dans son tout récent ouvrage « Les moutons de la pensée ».
Le woke, nous dit-il, c’est d’abord (et peut-être seulement, on le verra plus loin) un vocabulaire plus ou moins ésotérique, qui a inventé ou détourné une vingtaine de mots dont il fait un large usage. Par exemple : intersectionnalité, patriarcat, genrisme, racialisation, décolonial, invisibilisation, andrisme, blanchité, micro-agression, transphobie et quelques autres.
Il est assez facile de maîtriser ce vocabulaire, car ces néologismes caractérisent différents aspects d‘une même réalité, sans cesse rappelée.
Elle peut se résumer ainsi : L’homme blanc occidental est souillé par les outrages et les souffrances qu’il a imposées (et qu’il impose encore) à tous ceux sur lesquels il a exercé (et exerce encore) sa domination. Les femmes, qu’il a rendues invisibles (« invisibilisées »), les colonisés et toutes les minorités qu’il exploitait ou disqualifiait. Le passé est contaminé par ses méfaits, il ne faut plus y faire référence. L’avenir doit se construire à partir d’une page blanche. Ceux qui y travaillent doivent : d’abord déceler et éradiquer les formes d’oppression qui subsistent (c’est « l’intersectionnalité ») ; et ensuite en appeler aux nouvelles forces vitales (féminisme intégral, décolonisation, langue inclusive...). La seule chose qui reste à l’homme blanc occidental est le repentir.
C’est une posture quasi religieuse : l’homme blanc occidental a été entrainé dans la chute par la colonisation et la domination. Il est marqué indélébilement par ce « pêché » qui est retombé sur lui et sur ses descendants mais, contrairement à la plupart des autres religions, aucun salut n’est possible. Que la malédiction qu’il a fait peser dans le passé sur les femmes, les colonisés ou les minorités souffrantes descende sur lui.
Les travailleurs du woke, eux, se trouvent du bon côté. Ce sont pour l’essentiel des universitaires et des chercheurs, qui se sont attelés à l’effort de débusquage et de déconstruction des tares colonialistes et sexistes pour en libérer les communautés qui subissent encore cette oppression, y compris dans des recoins apparemment innocents de la vie sociale.
Linguiste et traducteur, Jean Szlamowicz consacre une partie importante de son livre à l’écriture inclusive et au genrisme. Sans doute piqué au vif comme traducteur par l’exigence de ne recourir qu’à des femmes noires (ou plutôt « racisées », c’est-à-dire humiliées du fait de leur race) pour traduire un best-seller écrit par une autrice afro-américaine.
La nouvelle doxa sexualise la langue. Mais, insiste-t-il, les « marques linguistiques ne fonctionnent pas de manière binaire ou sexuée ». Le mot fournisseur par exemple peut désigner non seulement des individus sexués (comme un artisan ou une commerçante), mais aussi une entreprise, une région, un pays.
L’écriture inclusive entend redresser le sexisme que reflète et continue d’engendrer la langue française. Soit, mais pourquoi alors ne pas s’interroger sur le sexisme dans les sociétés parlant des langues sans genre « comme le comanche, le turc, le perse, le finnois, le vietnamien, le yoruba » se demande l’auteur.
Elle présuppose un déterminisme linguistique radical dont on n’a jamais fait l’expérience. Cette vision revient à « déposer dans les mots l’essence des choses » La narration est portée au rang de seule réalité objective, ce qui relève selon lui d’une pensée magique.
Si l’idéologie woke était une philosophie, elle serait un paradoxal système d’abstractions déterministes. Mais ce n’est pas une philosophie, car elle s’exonère de la rigueur du raisonnement philosophique et ne se soucie pas de la cohérence interne de ses concepts ni de l’enchainement logique de son argumentation. L’envahissement de l’émotionnel et des a priori dans ses pseudo-démonstrations, l’usage de tautologies et d’approximations, relèvent plutôt du bavardage des sophistes que Socrate a impitoyablement démonté en son temps.
Les domaines d’application de l’idéologie woke dans les thèses universitaires ou ses autres productions, nombreuses, sont parfois surprenants. Un chercheur découvre que les mathématiques aggravent l’oppression pesant sur les femmes et les personnes queer qui s’en sentent exclues. La solution est trouvée : « susciter des mathématiques queer pour perturber les oppositions binaires ». Un autre que le vin recèle une misogynie et un racisme sous-jacents, participant de la culture du viol et de la violence faite aux femmes. Un troisième écrit doctement que « les travailleurs de l’anus sont les nouveaux prolétaires d’une possible révolution contra-sexuelle » (on pourrait ajouter : et les travailleurs du chapeau ?).
A la lecture de ce livre, on peut s’essayer à dresser un bilan des avantages et des risques liées à cette idéologie pour les uns et pour les autres.
Ses promoteurs en sont les grands bénéficiaires. Elle leur permet de briller à peu de frais en se dispensant de fastidieuses études théoriques et de longs travaux de collecte de données factuelles. Pas la peine de maîtriser la Critique de la raison pure ni les Règles de la méthode sociologique. Elle fournit aux médias (essentiellement aux journaux élitistes tels que Le Monde ou Libération) une source importante de recherches nouvelles, à mi-chemin entre la philosophie et la sociologie, souvent inattendues ou pittoresques, ne demandant qu’un effort de compréhension modéré. De plus, le réservoir des oppressions à dénoncer est suffisamment vaste pour conserver une bonne matière première éditoriale.
Elle permet aussi aux étudiants et aux professeurs de réaliser sans prendre beaucoup de risque leur idéal révolutionnaire. Point besoin de prendre les armes ni de construire des barricades pour renverser l’ordre établi. Il leur suffit d’interdire l’entrée de l’Université ou de l’École à un représentant du patriarcat, de dénoncer des collègues ou de déboulonner une statue pour être un agent de la révolution.
La révolution Woke il est vrai n’est guère dangereuse pour les élites politiques et économiques. Elle ne menace pas leur pouvoir, ce qui justifie leur bienveillance, voire leur soutien (comme c’est le cas pour les grandes entreprises mondialisées).
Mieux, elle détourne l’attention du public de lourdes problématiques économiques et sociales telles que l’accroissement des inégalités, l’appauvrissement des classes moyennes, le pouvoir d’achat... Les revendications identitaires « invisibilisent » les revendications sociales.
Jean Szlamowicz rejoint ici les thèses d’un livre dont une recension a été faite au Club des vigilants l’année dernière, « le frivole et le sérieux » de Michel Clouscard. Ce dernier y exprimait que le bourgeois louis-philippard s’est mué après mai 1968 en bobo libertaire et s’est mis à faire l’apologie des minorités opprimées. Non par compassion ou par grandeur d’âme mais pour éviter de porter le regard sur une réalité qui n’est pas bonne à dire : les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres.
L’appauvrissement des références culturelles communes et la primauté du ressenti dans la révolution woke ne sont pas pour déplaire aux empires industriels et de service. Ils pourront formater de nouvelles offres adaptées aux micro-cultures communautaristes.
L’idéologie woke cependant n’est pas sans danger. Non pas tant pour la cible désignée, le mâle blanc hétérosexuel occidental, car elle reste centrée sur l’élite universitaire et parisienne et pénètre encore peu le grand public. Mais pour la société, car elle promeut une morale fermée, culpabilisante, accusatrice. Elle élimine la notion de bien commun (les revendications identitaires ne peuvent faire société) comme celle de responsabilité individuelle. Au corps social, est substituée une mosaïque d’espaces protégés, camps retranchés d’un communautarisme étroit. Ces éléments peuvent finir par rompre le pacte social et engendrer la guerre de tous contre tous.
Les normes sociales sont remplacées par un moralisme manichéen, sous le contrôle d’un clergé vétilleux et inflexible. Seule est reconnue une responsabilité collective, peccamineuse pour la majorité oppressive, clanique pour les minorités militantes.
Mais ces sombres perspectives supposent une victoire de l’idéologie woke qui n’est guère probable, même si certains pays (dont ne fait pas partie la France) constituent une avant-garde militante comme les États-Unis, le Canada, le Royaume Uni, la Suède.
A court terme, le premier risque est le naufrage de la recherche académique et de la transmission de savoirs dans les Universités occidentales.
Le deuxième risque est géopolitique. Le masochisme de l’Occident ne peut qu’accélérer la montée en puissance de ses grands rivaux : empire russe, empire chinois, Inde, Islam qui affichent déjà leur mépris à son égard (la guerre d’Ukraine vient de le révéler spectaculairement). C’est notre « socle universaliste, laïc, égalitariste » qui est menacé, prévient Jean Szlamowicz.
Pour quel avantage ?