La guerre. La Russie a probablement perdu la guerre… contre les Etats-Unis. Le rapport de force reflète l’écrasante supériorité du warfare américain bâti sur la technologie[1] (observation spatiale, renseignement, précision, etc.) bien que les Etats-Unis engagent leur arsenal avec parcimonie. L’histoire retiendra l’emblème de leur supériorité : le HIMARS (tir d’artillerie précis au mètre et à l’abri de la contre-batterie grâce à sa portée de 80 km) paralyse le rouleau compresseur russe (une colossale mais peu précise artillerie et sa logistique). C’est en quelque sorte un bis repetita de l’Afghanistan quand le missile Stinger mit dans l’impasse les aéronefs soviétiques. La baudruche russe se dégonfle. Outre l’artillerie, la défense aérienne censée être l’arme de pointe de cette puissance continentale (rendre le territoire impérial impénétrable) est selon les experts nettement en-dessous de sa réputation. L’armée russe n’a pas de tactique de rechange. Restent les tirs défoulatoires, le ciblage des infrastructures civiles, le chantage de Zaporijia et les exactions qui seront la honte de tous les Russes pendant des décennies.
Pour le long terme l’Ukraine bénéficie des immenses ressources occidentales, la Russie : celles de l’Iran et la Corée du Nord. La Chine ne participera pas l’effort de guerre et se gardera d’être éclaboussée par le naufrage. L’histoire, militaire, de « l’opération spéciale » est donc écrite. Reste à écrire l’histoire politique, beaucoup plus incertaine. En Russie le vent se lève. Il faut saluer les courageux députés qui appellent à la destitution de Poutine. Ils veulent éviter le pire. Aucun pouvoir impérialiste ne résiste à la défaite de sa guerre d’agression, face à l’impasse la fuite en avant est souvent sa meilleure option…
L’Ukraine, et en creux la Russie, valident de façon éclatante la leçon de Clausewitz sous forme de triptyque que l’on a souvent cité. La victoire revient à ceux qui galvanisent les qualités du peuple (l’énergie, le courage, la réserve, la confiance dans le futur), celles du stratège (la limpidité des objectifs, le leadership et son incarnation) et du chef de guerre (l’imagination, la ruse, l’audace, l’initiative du terrain). La guerre a transfiguré la nation ukrainienne qui a trouvé un chef churchillien. Elle dévastera la Russie et les passions délétères de son autocrate.
L’Europe. Tout laisse à penser que Poutine portera son effort sur l’arrière européen pour y semer le chaos. Il travaille le terrain depuis longtemps pour capter à son profit des aspirations antilibérales loin d’être marginales sur le continent (mœurs, traditions, autorité, rejet du multiculturalisme, anti-américanisme, etc.). L’inflation, dont plus de la moitié serait liée à l’énergie, élargit encore le potentiel de contestation et les chances de partis extrémistes de participer au pouvoir.
La réponse à ces périls s’appelle le leadership. Il en faut beaucoup en temps de guerre et souvent celle-ci rebat les cartes. Les logiciels de statu quo sont périmés. D’autres émergent qui font la synthèse entre l’urgence et les besoins du long terme. Il faudra du temps pour décanter les vainqueurs et les perdants de la grande secousse que provoque la guerre en Ukraine. Pour l’instant, on peut saluer l’Union Européenne qui par la voix de la Commission allie rectitude morale (on ne cède pas au chantage de Poutine) et progrès techniques. Le leadership politique reste aux Etats. L’affirmation d’un axe polono-ukraino-balte sera un défi pour nous. L’Allemagne d’Olaf Scholz doute mais ne renonce pas. A l’université Saint-Charles de Prague le chancelier a indiqué comment faire bouger les lignes (plus d’élargissement, moins d’unanimité au sein de l’UE). La reconstitution d’une forte armée allemande est un autre défi. Il s’agit de sécurité et d’économie ; un utile relais de croissance pour une, très carbonée, industrie à la peine. L’espace de jeu de la France est moins clair. L’agression russe a plombé son aspiration de puissance d’équilibre, péché mignon de la diplomatie française aggravé par l’erreur de jeunesse de Macron incapable de lire correctement le pouvoir poutinien. Paris est absent du top 10 des fournisseurs d’armes à Kiev, résumé brutale des ambiguïtés et limites françaises.
Energie. La guerre impulse de profonds mouvements à la planète énergie. Une tendance inévitable en temps de guerre est la volonté des Etats de reprendre la main face aux marchés. Dans l’immédiat il faut atténuer l’impact de la hausse des prix sur les particuliers et l’industrie. Ce n’est pas sans risque pour l’équilibre budgétaire de nombreux pays en transition déjà pénalisés par la hausse du dollar. Le signal prix du marché censé guider le consommateur vers des choix rationnels ne fonctionne pas en temps de guerre. L’Europe décide une réforme structurelle de son marché de l’électricité. Par facilité les prix y sont, quasiment systématiquement, fixés à partir des énergies fossiles. Ils se basent sur la dernière unité de production utilisée (« la pointe ») qui est rarement une éolienne ou une centrale nucléaire… Le contexte né de la guerre exige de mettre fin à cet artifice, de recoller aux coûts réels de production et de corriger les superprofits.
Globalement, la guerre d’agression russe accentue la fragmentation des marchés de l’énergie. Elle ajoute de la rivalité, voire de l’hostilité entre des zones précédemment connectées par un commerce dynamique, politiquement indifférent aux tensions géopolitiques (émergence d’un Global South énergétique ?) Tout cela se cumule avec la transition énergétique dont un ressort clé est la domestication de la fourniture d’électricité (renouvelables). Il y a aura donc moins de commerce et une focalisation sur la sécurité des approvisionnements. C’est toute une géopolitique qui bouge et une trame d’échanges qui s’amenuise. Cela s’agrège à d’autres tendances de repli issues de la pandémie (simplification/ sécurisation des chaînes de valeur).
La guerre fait son œuvre, elle est le moteur de l’histoire et accélère les forces profondes. Poutine a souhaité et débridé le pivot asiatique et anti-occidental de la Russie. Peu probable qu’elle en tire autre chose qu’une vassalisation croissante envers Pékin désormais capitale incontestable de l’ordre mondial alternatif.
C’est notre nouveau monde. History is again on the move…
[1] C’est l’occasion de relire Introduction au siècle des menaces de Jacques Blamont qui fut enseigné dans les écoles de guerre, Odile Jacob, 2004.
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