1. Tout, dans une approche rationnelle, conduisait à ne pas faire la guerre. Poutine avait brillamment exécuté sa manœuvre pour entrer en négociation en position de force : supériorité militaire, alliés occidentaux loin d’être alignés, arme ultime de l’énergie... Une négociation de bonne volonté aurait apporté des gains à la Russie, c’était loin d’être négligeable.
C’est l’émotion qui a gagné. L’obsession d’un dirigeant ressassée pendant des années, aggravée par son isolement (récemment sanitaire) et qui finit par exploser. Puis vient l’hubris : Poutine et ses acolytes menaçant la terre entière, à commencer par les Européens. Enfin c’est l’exaltation, des discours sans retenue, dans les mots et les intentions. L’émotion avant la raison, c’est aussi déclencher une guerre aux répercussions mondiales quand le monde est encore plongé dans une dramatique pandémie. Peut-on faire pire démonstration de son isolement, de sa dérive obsidionale ? A la fin, il faudra revenir sur terre. Poutine n’est pas un robot. Après l’exaltation, vient l’épuisement. La phase facile et exaltante est terminée, la résistance va croître. Mais notre rationalité nous a trompé. Nous aurions dû relire Dominique Moïsi, la géopolitique de l’émotion[1].
2. Le rapport coûts-bénéfices sera calamiteux pour la Russie, à l’opposé de ce qu’elle prétendait obtenir. Le camp occidental va non seulement faire bloc mais il va de nouveau prendre conscience de sa valeur essentielle : la liberté. La sécurité de la Russie sera diminuée, si ce n’est par de nouvelles adhésions à l’OTAN par un fort réarmement à ses frontières. Les sanctions coûteront à tout le monde, mais surtout aux Russes. Le peuple souffrira un peu plus. Là, il faut relire Svetlana Alexievitch[2]. La tyrannie existe, sera-t-elle sans fin pour le peuple russe ?
Face à une telle aventure, il ne faut pas exclure que les Russes eux-mêmes écartent Poutine. Personne n’aime voir son capital stratégique ruiné par une manœuvre inconsidérée. Hypothèse qui se renforcera s’il brandit sérieusement l'arme nucléaire (qui est une arme d'emploi, autant que de dissuasion, dans la doctrine militaire russe).
3. Si les Russes ne s'en chargent pas, le rétablissement de l’équilibre passera par une épreuve de force sur le terrain militaire. L’agression du Kremlin provoque un déséquilibre que le « système » international ne peut pas accommoder. Une victoire signifierait un pouvoir considérable laissé au Kremlin et pour nous Européens vivre sous la menace constante, et capricieuse, d’un dirigeant exalté. C’est juste de dire que nous étions placides et impréparés mais personne n’envisage sérieusement de tolérer une telle situation. L’aide militaire commence à affluer en Ukraine. Il y aura une escalade. Il faudra la garder sous contrôle mais le message devra être clair.
Il faut saluer la vigueur de la riposte et la solidarité des Européens. Elles invalident beaucoup de discours sur leur prétendue impuissance. Ce sont les Européens qui mènent l’épreuve de volonté avec le Kremlin.
4. Avec un soutien qui valide tous les mensonges du Kremlin, la Chine a acté qu’elle ne pouvait prétendre au leadership universel. Ce sera donc bloc contre bloc. Le nouveau rideau de fer sera énergétique, financier et militaire. La vision « Davos » d’un monde unifié par le business et par les couches techniques d’universalité (SWIFT), qui reléguait la politique au niveau des reliques, a probablement vécu.
5. Encore deux remarques. Dans l’immédiat, la relance des dépenses miliaires va offrir un appréciable relais de croissance, peut-être un mini boom économique (un effort de 0,5% de PIB comme celui annoncé par le chancelier Scholz, équivaut à 75 Md de dépenses annuelles supplémentaires pour l'Europe des 27). Enfin, victime démocratique collatérale, la campagne présidentielle française est probablement terminée.
Gagnerons-nous cette nouvelle guerre froide comme nous avons gagné la précédente ? Il y a beaucoup de questions, et beaucoup de travail pour faire vivre, malgré tout, l’universalité à laquelle nous croyons. Mais jusqu’à présent l’histoire n’a pas démenti une loi essentielle : un système ouvert l’emporte toujours sur un système fermé.
[1] Dominique Moïsi. La géopolitique de l'émotion. Comment les cultures de peur, d'humiliation et d'espoir façonnent le monde. Paris, Flammarion 2008.
[2] Svetlana Alexievitch. La fin de l'homme rouge. Ou le temps du désenchantement. Éditions Actes Sud, 2013.
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